Prophètes du présent

Ce livre, intitulé Chronos, raconte une histoire bien connue : comment l’Occident est-il entré dans le Temps ? Mais François Hartog la raconte de manière inédite, en étendant sa longue enquête sur les « régimes d’historicité » à une description sur vingt siècles des « crises du temps » qu’a vécues l’humanité depuis l’avènement du christianisme. Eadem, sed aliter.


François Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps. Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 345 p., 24,50 €


On peut faire l’histoire de la notion de temps de multiples manières : en étudiant les conceptions du temps des philosophes et des savants, à travers les façons dont on a écrit l’histoire ou à travers les instruments de sa mesure, et selon qu’il s’agit du temps humain ou du temps de la nature, du temps des récits ou de celui des événements. François Hartog ne suit pas ces voies, dont il a exploré certaines, notamment dans les mythes et les formes de mémoire. Il s’intéresse ici à ce qu’il appelle les « crises du temps », c’est-à-dire aux grandes représentations des origines et surtout de la fin des temps qui se sont succédé depuis le passage du monde antique au monde chrétien, puis au sein de ce dernier à travers ses différentes transformations, jusqu’à nos jours.

Son histoire prend son départ dans ce qu’il appelle le « régime chrétien d’historicité », qui se met en place aux premiers siècles de notre ère. Le temps grec, chronos, est immuable, permanent, « image mobile de l’éternité », nous dit le Timée. Mais il n’est pas dénué d’événements, que les humains rencontrent quand ils saisissent le kairos, occasion et instant décisif qu’il faut saisir selon les circonstances, mais aussi quand se produit une crise, krisis, un moment où l’on doit juger, comme dans l’art médical pour saisir le moment où l’on peut maîtriser une maladie.

C’est cette matrice à trois concepts que les chrétiens vont reprendre et transformer : kairos est pour eux le moment où le fils de Dieu descendra du ciel, et krisis le moment de son Jugement. « C’est l’instant [kairos] dit l’évangile de Marc, le règne de Dieu est tout proche. » Quant à chronos, il cesse d’être éternel, il est tout tendu vers les signes de la fin des temps que guettaient les prophètes de l’Apocalypse, et que Paul reprend, pour annoncer un temps tout autre, situé entre l’Incarnation et la Parousie finale, et qui est un éternel présent, l’éternité de Dieu. Le régime chrétien est, selon Hartog, un présentisme : le passé n’existe que par l’annonce des prophètes de la fin des temps et le futur n’existe que par celle-ci. « Je viens », dit Jésus dans L’Apocalypse de Jean, « en vitesse [tachei] ». Pourtant, ce présent éternel n’est pas sans événements, puisque Jean donne un rendez-vous pour dans « mille ans », date qui va causer quelques problèmes quand il va s’agir d’adapter ce temps au temps historique vécu par les hommes, c’est-à-dire à Chronos lui-même.

Hartog déroule la longue histoire des manières dont l’Occident chrétien acclimate le temps quotidien, celui des calendriers et des cycles temporels : jours de la semaine, mois, rites et fêtes. Il ne suffit pas d’annoncer la fin du monde dans un éternel présent, il faut en déterminer l’origine. Les chrétiens ne purent pas simplement plaquer leurs ordres temporels sur ceux des païens, il leur fallut fixer l’âge du monde, la date de la naissance et de la mort du Christ, et établir, comme Eusèbe de Césarée, des Canons et des Tables, notamment celles de Pâques, relier les chronologies bibliques à celles des Grecs et des Hébreux, et faire cadrer celles-ci avec les six mille ans canoniques depuis la Création. Augustin codifie l’histoire du monde et la met en regard de la Cité de Dieu.

Parallèlement, le monde chrétien a forgé ce que Hartog appelle des « opérateurs temporels » destinés à tempérer la rigueur du temps chrétien, tendu vers sa fin imminente. Ils ont nom accomodatio de la vie divine à la vie humaine, translatio (translation des empires), renovatio (renaissance) et reformatio (réforme). Le présent chrétien, en lui-même si radical, se temporalise, l’éternel s’adapte et se négocie. L’humanité ne peut pas sans cesse faire antichambre. L’accommodation permet l’histoire et la succession des empires. Reprenant le livre de Daniel, les chrétiens distinguent les empires, celui des Perses et des pharaons, celui des Grecs, celui des Romains, celui de Dieu. Ici Hartog évoque la fameuse doctrine paulinienne du katechon, qui plaira tant à Carl Schmitt : Rome, et ses successeurs, comme le Saint-Empire, sont là pour retarder et contenir l’Antéchrist : « Retenez-moi, ou je fais un malheur ». Entre-temps pourront intervenir des périodes, comme la reformatio, qui autoriseront l’advenue de ce qui n’était pas encore arrivé. Le temps chrétien rejoint chronos, il se chronologise, avec des commentateurs comme Joachim de Flore et Antonio Vieira.

Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, de François Hartog

La Table d’Eusèbe, dans le « Livre de Kells » (vers 800)

À partir de là, le régime chrétien d’historicité se fissure, et Chronos règne en maître. On passe du présentisme au futurisme : la création se temporalise quand on distingue, en histoire naturelle, des époques de la nature, et quand s’introduit en tout l’idée de progrès, ou son recul. Robespierre parle d’accélérer la Révolution, Saint-Just la voit glacée. Hartog cite une phrase de Tocqueville qui résume le régime d’historicité moderne : « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Krisis et kairos ne disparaissent pas pour autant : l’histoire elle-même devient le tribunal du monde, et les historiens comme Michelet voient dans la Révolution française une nouvelle forme de l’Incarnation, tandis que Renan prône une religion de l’avenir et du progrès humain. Restent des apocalypses, comme celles du vingtième siècle, mais, à la différence de celle prédite par Jean, leur sens nous reste mystérieux.

À partir du moment où chronos a repris ses droits, comme dans l’époque contemporaine, ce sont les événements qui dictent sa nature, et non plus son telos, même si les hommes ne peuvent se retenir de chercher du sens dans les non-sens mêmes de l’histoire. Ils ont nom Hiroshima, Auschwitz, Kigali. Dans ses autres livres, François Hartog a identifié notre régime temporel comme un présentisme. Mais c’est tout sauf un retour du présentisme chrétien : c’est un présent sans kairos, sans krisis, et même sans chronos, une « eschatologie à rebours », selon l’expression d’Alphonse Dupront, qui se consume dans le maintenant, l’urgence, où tout doit être « en temps réel ». C’est un présent sans mémoire, ou plutôt dans lequel tout est mémoire immédiate, comme celui du héros de Borges, Funes, malgré les appels permanents à la célébration et à la mémoire. Mais cela ne veut pas dire que notre temps soit devenu uniquement psychologique, au contraire : il est devenu temps géologique, depuis que nous savons que l’homme a tellement modifié la Terre qu’il est devenu maître du temps lui-même et que la catastrophe climatique est pour ainsi dire déjà advenue. Sa temporalité est celle de ce qu’on appelle l’Anthropocène. Ce n’est plus le régime du présent, mais celui de la fin, celle de la Nature elle-même.

Les pièces du dossier reconstitué magistralement par Hartog deviennent ici plus obscures. Après avoir fait l’histoire des manières dont l’Occident chrétien s’est approprié le temps et avoir décrit la succession des régimes d’historicité à partir de la triade chronos, kairos, krisis et de ses recompositions successives, l’historien se trouve au milieu du gué : comment comprendre le présent lui-même ? Les prophètes de l’ère chrétienne n’avaient pas besoin de chercher un sens dans l’histoire : ils l’avaient déjà. Les philosophes du progrès aussi, avec peut-être quelque incertitude malgré leur religion de l’avenir. Mais une fois effacés ces horizons temporels, comment formuler le nôtre ? Par définition, le présent n’a pas d’horizon, encore plus quand nous réalisons que nous sommes face à un mur, celui du climat. Si nous refusons « la nuit polaire d’obscurité glaciale » dont parlait Max Weber et le sort des êtres rampant dans la boue de Samuel Beckett, trouverons-nous quelque lueur dans de nouvelles apocalypses et de nouvelles prophéties ? C’est ici que reparaissent les cavaliers de l’Apocalypse, dont Ernesto De Martino, l’une des références de Hartog, avait étudié l’émergence au temps de la bombe atomique (La fine del mondo, Einaudi, 1977, traduit en français aux éditions de l’EHESS, 2016). Mais nous avons eu tant d’apocalypses que nous ne savons plus à quels prophètes nous vouer. Certains, comme Hans Jonas et Jean-Pierre Dupuy, se veulent « éclairés » et ne veulent pas regarder le futur en aveugles, d’autres, comme Isabelle Stengers et Bruno Latour, veulent voir en Gaia un « déjà » qui est aussi un « pas encore ». Hartog appelle Latour un « apocalypticien conséquent ». Sans doute veut-il dire conséquent dans l’obscurantisme.

Pour caractériser le présentisme contemporain, Hartog cite à la fois Reinhart Koselleck, qui parle d’une accélération du temps, et l’anthropologue indien Dipesh Chakrabarty, qui, se référant aussi bien à Walter Benjamin qu’à Karl Jaspers, parle d’une « conscience d’époque », caractérisée par un écart entre les temporalités géologiques et les temporalités humaines, qui est une « simultanéité du non simultané », un décalage comparable à celui qu’ont éprouvé les Espagnols en rencontrant les Amérindiens. Les chrétiens après tout, note Hartog, vivaient déjà dans deux temps, celui de la Cité de Dieu et celui des hommes. Mais plus moyen de rembobiner ces temps-là.

Il semble qu’ici le livre passionnant de François Hartog aurait pu suivre une piste qu’il ne fait qu’indiquer, quand il fait son histoire des temporalités croisées depuis l’Antiquité, et qui aurait pu constituer un chapitre de plus à sa chronologie de Chronos. C’est celui de la relation entre le temps des hommes et le temps physique, et de la métaphysique du temps qu’elle implique. Hartog prend soin de nous dire qu’il ne traite ni de celle-ci, ni de la physique du temps, mais seulement du temps représenté, tel qu’il est pensé dans les mythes, les religions et l’histoire à travers vingt siècles. Son enquête ne porte pas sur la spéculation des philosophes sur la nature et la réalité du temps, ni sur les manières dont le temps est appréhendé psychologiquement, dans l’expérience et dans les récits ; elle porte sur les représentations collectives du temps, à grande échelle.

Mais, même si la spéculation philosophique ne joue qu’un rôle mineur ou nul dans ces représentations collectives, elle n’est pas sans rapport avec elles, ne serait-ce que parce que bien des grands docteurs de l’Église sont aussi des philosophes, mais aussi parce que, depuis l’avènement de la science moderne, la conception physique de la nature n’a pas fait très bon ménage avec le régime d’historicité chrétien. Il est bien sûr question chez les Grecs, puis chez les Hébreux et les chrétiens, du temps de la nature. Mais c’est un temps mythique, celui des âges du monde, éternel chez les uns, créé chez les autres. Seulement chez les philosophes apparaît un temps de la nature physique, qui chez Aristote est « le nombre du mouvement ». Les chrétiens, Thomas d’Aquin en tête, eurent du mal à intégrer ce temps physique aristotélicien, mais ils y parvinrent ; l’opposition devint frontale à partir de Galilée et Descartes, qui tenait à écrire ses méditations métaphysiques avant tout pour qu’elles s’accordassent avec sa physique.

Dans un chapitre très intéressant de Chronos, François Hartog s’interroge sur la manière dont Newton pouvait à la fois accepter sa théorie d’un espace et d’un temps « absolus et mathématiques » et les articles de base de la conception chrétienne du temps. La réponse est qu’il accepte l’une et les autres, sans chercher à les articuler et sans se soucier de leur possible contradiction. Cette contradiction apparaît quand on distingue le temps compris comme succession du passé, du présent et du futur (ce que le philosophe cambridgien McTaggart appelle les « séries A ») au temps compris comme une suite de moments ordonnés selon la relation antérieur/postérieur (les « séries B »).

Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, de François Hartog

Les aventures de Chronos concernent prioritairement les séries A, c’est-à-dire le temps tel que les hommes en font l’expérience et tel qu’ils se le représentent. Mais, à partir du moment où le temps est mesuré par des dates et des horloges, ce sont surtout les séries B qui sont en cause. A fortiori ce sont celles-ci qui étaient en cause quand on a commencé avec Buffon à parler du temps de la nature, et quand, à partir du dix-neuvième siècle, la catégorie dominante fut, comme l’avait vu Renan, celle du devenir. Alors le conflit entre la représentation scientifique et la représentation vécue éclata. Il fut ouvert quand la nature biologique devint, avec Darwin, historique.

Un épisode intéressant aurait pu prendre place dans la reconstruction de Hartog : un courant philosophique, issu de l’émergentisme britannique d’auteurs comme Lloyd Morgan et Samuel Alexander, tenta de concilier l’évolution avec la théologie. Dans la métaphysique dite du « procès » de Whitehead, Dieu n’est pas au début du monde mais à la fin, mais il se réalise continuellement en lui. Dans une telle nature où le divin est en devenir, chronos n’est plus ni kairos ni krisis. Bergson proposa une vision semblable. Les chrétiens ont eu du mal à se retrouver dans cette métaphysique (et Bergson fut mis à l’index en 1914, avant d’être repêché plus tard), mais elle est l’une des manières dont on a pu penser une conciliation entre le temps de la nature et le temps divin. Ce que ces philosophies spéculatives suggèrent est qu’avec d’autres conceptions du temps et du divin, les apories auxquelles la triade chronos, kairos, krisis est confrontée pourraient être surmontées. Certains apocalypticiens pourraient y trouver leur compte, et ils n’ont pas manqué de le faire (Penser avec Whitehead. Une libre et sauvage création de concepts, d’Isabelle Stengers, Seuil, 2002).

Il y a pourtant une manière plus simple de se débarrasser des apories de Chronos. C’est de renoncer à la conception téléologique du monde que présupposent tous les créationnismes, tous les millénarismes et tous les prophétismes. Tant qu’on considère le temps historique comme tendu vers une fin, et les événements comme relevant de la nécessité, divine ou non, on ne cesse de chercher le sens de l’histoire. C’est aussi la conception hégélienne et marxiste, qui veut qu’il y ait des nécessités historiques, qui, comme le note Hartog, est à la recherche du kairos révolutionnaire, et à laquelle Walter Benjamin ajouta, dans ses Thèses sur l’histoire, une dose de messianisme. Mais ne faudrait-il pas d’abord se débarrasser du sens ? Si l’on ne voit pas dans l’histoire le lieu des nécessités, mais de la contingence, si l’on cesse de croire en sa fin, advenue ou pas, la catastrophe est une option, mais elle pourrait très bien ne pas advenir. Qué será, será.

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