L’Anglaise et les deux génies

Parmi ses multiples vies, Gertrude Tennant née Collier (1819-1918), épouse d’un avocat, homme politique et riche propriétaire terrien, est d’abord connue pour avoir accueilli de nombreuses personnalités des arts et des lettres dans son salon de Richmond Terrace à Londres. Après avoir voyagé enfant aux quatre coins du globe, elle accompagne sa fille et son gendre, l’explorateur Henry Morton Stanley, lorsqu’il donne des conférences à l’étranger. Dans sa jeunesse, vécue pour partie en France, elle a fréquenté deux écrivains, l’un déjà célèbre, l’autre encore inconnu : Victor Hugo et Gustave Flaubert. Rencontres qu’elle racontera bien plus tard, dans deux manuscrits destinés, l’un à ses petits-enfants, l’autre à la nièce de Flaubert. Ces textes paraissent pour la première fois, édités par Yves Leclerc et Florence Naugrette, traduits avec talent par cette dernière et Danielle Wargny.


Gertrude Tennant, Mes souvenirs sur Hugo et Flaubert. Trad. de l’anglais par Florence Naugrette et Danielle Wargny. Textes présentés et édités par Yvan Leclerc et Florence Naugrette. Postface de Jean-Marc Hovasse. De Fallois, 389 p., 22 €


Les scènes rapportées dans ces mémoires ont le charme un peu désuet d’aquarelles de jeunes filles rangées, relevées parfois d’une pointe d’humour ou d’acerbité. On les déchiffre au fil de la lecture dans un feuilletage complexe de textes : deux manuscrits rédigés longtemps après les faits, un commentaire parallèle dans les notes de bas de page, des extraits de correspondance, une introduction biographique résumant le Magnificent Mrs Tennant de David Waller, une notice sur le traitement des manuscrits, et une postface. Par ailleurs, Gertrude Tennant a écrit une ébauche de fiction intitulée Written by Request qui met en scène un épisode, fantasmé ou non, de sa relation avec Flaubert, et tenu un journal intime auquel elle emprunte certains détails de ses mémoires.

Les notes des éditeurs rectifient les souvenirs souvent flous ou inexacts de Mrs Tennant, à quoi s’ajoute sa « tendance à idéaliser et enjoliver », exagérer, simplifier, voire carrément « réécrire l’histoire ». Ainsi l’oncle de Juliette Drouet, qui finit sa carrière comme lieutenant, est-il promu au grade de général. Hugo « tenait table ouverte pour Dumas, Sainte-Beuve, Vigny », alors que Sainte-Beuve avait été mis à la porte de la maison, et que Vigny y venait rarement. L’achat et la vente record du manuscrit d’Hernani, le sort de Mme Pradier, divorcée qui finit par mourir « dans les profondeurs du péché et de la déchéance », le jeu de Juliette Drouet dans Lucrèce Borgia que Hugo aurait jugé déplorable, tout cela relève de la fiction. On peut aussi ne pas partager le jugement de la narratrice quand elle écrit que Hugo prononça sur la tombe de son ami le proscrit Hennet de Kesler « un discours plein de phrases creuses et théâtrales », assertion démentie par les notes qui citent un extrait émouvant de ce discours.

Outre ces nombreuses corrections, les notes révèlent que parfois les souvenirs sur Hugo sont empruntés à d’autres ouvrages publiés, dont la biographie qu’a rédigée son épouse sous sa supervision, et à nombre de biographèmes déjà éculés. Elles complètent aussi la mémoire de l’étrangère francophile par des précisions sur une ample galerie de personnages petits et grands de la société artistique, littéraire ou simplement mondaine qu’elle croise au fil des pages. Ces notes sont d’autant plus instructives qu’on ignore, à quelques mentions près dans les écrits de Hugo et les commentaires aigres de Juliette Drouet, ce qu’il pensait de Gertrude Tennant. En tout cas, il la trouvait suffisamment aimable pour la convier régulièrement aux soirées de Guernesey et consulter son mari l’avocat sur les chances de récupérer des droits d’auteur impayés en Angleterre. Le second manuscrit est complété par soixante-dix pages d’échanges épistolaires en partie inédits entre Flaubert, sa sœur Caroline et les demoiselles Tennant, qui en disent plus long sur la nature de leurs sentiments respectifs.

Les derniers morceaux de la mosaïque sont fournis dans la postface par Jean-Marc Hovasse, auteur d’une brillante biographie de Hugo. Ainsi, il compare deux versions d’une soirée chez le sculpteur Pradier où Flaubert rencontre pour la première fois Hugo. Sa sœur exigeant un récit détaillé, Gustave trace un portrait de l’écrivain qui lui a « le plus fait battre le cœur » depuis sa naissance, et conclut sur une note triomphale : « C’est moi et le grand homme qui avons le plus causé ; je ne me souviens plus si j’ai dit des choses bonnes ou bêtes. Mais j’en ai dit d’assez nombreuses. » Gertrude, elle, observe que l’attention du grand homme s’attachait à une jolie Parisienne, « frivole, coquette, étourdie par l’admiration que lui témoignait Victor Hugo sans chercher à s’en cacher ». Flaubert n’avait même pas remarqué la présence de Léonie d’Aunet, mais il décrit la soirée sur le vif trois jours plus tard, alors que les souvenirs de Gertrude ont pu bénéficier de la publicité donnée au scandale quand Hugo et la jolie Parisienne sont pris en flagrant délit d’adultère. Autre source d’information citée par Hovasse, la très vigilante Juliette Drouet, dont les fenêtres ont vue sur Hauteville House, range Mistress Tennant parmi les « FLIRTATIONS » de Hugo avec « les séduisantes INSULAIRES qui te tomberont sous la main [1] ».

Mes souvenirs sur Hugo et Flaubert, de Gertrude Tennant

Gertrude Tennant prise en photo par sa fille Eveleen Tennant Myers © D.R.

Hovasse trace, plus qu’une filiation, une chaîne romanesque reliant Hugo, Flaubert et Proust. Sa postface, « Remembrance of things past » – titre tiré d’un sonnet de Shakespeare que Scott Moncrieff donna à sa traduction d’À la recherche du temps perdu –, achève le travail amorcé dans les notes en pulvérisant la chronologie et les assertions de Gertude, que Hovasse situe à mi-chemin entre Mme de Villeparisis et Mme Verdurin. Selon elle, mais il en doute, Hugo est entré dans sa vie le soir de la bataille d’Hernani lorsque, âgée de dix ans, elle est passée en cabriolet avec son père devant la Comédie-Française où une foule de sauvages faisait la queue depuis des heures. Quand elle demande à son père qui est Monsieur Victor Hugo, il lui répond avec dédain : « Jamais entendu parler. Un violoneux français, je suppose. » Son éducation, dont ses parents ne prennent guère soin, se fait dans les salons parisiens, et par la lecture des œuvres dont on parle, tel ce Notre-Dame de Paris contre lequel on la met en garde : « Monsieur Hugo va vous dévoyer. »  À l’époque, Fanny Trollope, la mère du romancier, qui séjournait également à Paris, indignée par la puissance écrasante de Hugo, s’étonnait qu’on pût admirer ses « extravagances hideuses », et qu’on osât le désigner comme « un second Shakespeare ».

Mais la jeune Gertrude le vénère. Elle a dix-huit ans quand la mère d’une amie consent à l’amener en visite place Royale, l’actuelle place des Vosges. Elle enchaîne après cette visite sa rencontre avec les Flaubert à Trouville « dans les années qui suivirent », en fait cinq ans plus tard. Gustave « partageait avec son ami Victor Hugo la même mauvaise volonté à apprendre notre langue ». Faux en ce qui concerne Flaubert, qui « laboure » quotidiennement son Shakespeare et prend des leçons d’anglais afin de le lire dans le texte. C’est au retour de Trouville qu’a lieu sa deuxième rencontre avec Hugo, la première pour Gustave, venu étudier le droit à Paris, chez le sculpteur Pradier. Le récit de ces premières entrevues évoque un homme admiré et très conscient de sa supériorité, courtois mais d’une parfaite indifférence envers la petite Anglaise qui se sent insignifiante devant lui. La flirtation devra attendre Guernesey.

Ce n’est que vingt ans après, pendant l’exil des Hugo à Hauteville House, que Gertrude les fréquente régulièrement. Autres scènes improbables, estime Hovasse, celle où Hugo lui agite sous le nez des feuilles manuscrites comme un représentant de commerce de lui-même, et celle où Kesler va chercher des dessins du maître chez Juliette Drouet pour les lui montrer.  De même, Hovasse met en doute l’incendie du cottage de Trouville où Flaubert aurait arraché aux flammes Henriette, la sœur de Gertrude, ou les lectures et discussions sur la plage des œuvres de Hugo. Le postfacier devance les critiques les plus sévères qu’on pourrait formuler à l’encontre de ce « curieux patchwork de choses vues, de choses lues, et de choses entendues ». Comme il le note, c’est à propos des personnages secondaires, moins connus, moins racontés, que Gertrude fait le mieux preuve de talent et d’originalité. Elle est sensible au décor étouffant des maisons de Hugo, diagnostique la maladie de la jeune Adèle, la mélancolie de sa mère. Non sans finesse, avec ses préjugés bien assis, elle devine les contradictions de l’humble disciple Kesler, républicain acharné dont les actions généreuses, le noble cœur, démentent les paroles : « Son amour de Paris et de la vie parisienne transformait son exil en une longue pénitence. » Un peu plus loin, choquée par l’enthousiasme de Kesler pour Mme de Pompadour, elle note que ni lui, ni Hugo, ni son fils ne tiennent les femmes en très haute estime morale : « Ils ne recherchaient pas chez elles la noblesse de nature ou d’intelligence, et ne s’attendaient pas à trouver ces qualités chez une femme. »

Gertrude Tennant apparaît elle-même comme un tissu de contradictions, tiraillée dès l’enfance entre la France qu’elle affectionne et des parents qui n’ont que mépris pour ce pays où ils vivent pendant vingt ans, entre l’attirance qu’elle éprouve pour la littérature, ou du moins les écrivains, et les freins de son éducation anglicane. L’admiration durable qu’elle professe pour l’œuvre de Hugo se reflète dans les noms donnés aux poupées de ses filles, Fantine et Cosette, mais s’accorde mal avec ses principes moraux. Entre deux éloges, son témoignage est parsemé de touches d’ironie et de critiques sur le mode de vie qu’il impose à sa famille. Elle déplore ses liaisons, en particulier sa relation avec Juliette Drouet, « qui jeta bien évidemment une ombre épaisse sur la vie de Madame Victor Hugo » dont elle n’évoque jamais la relation amoureuse avec Sainte-Beuve, qui devait pourtant la choquer encore plus profondément. Sa sympathie confine au féminisme quand elle s’étend à la fabricante de fleurs artificielles, dont le mari, encouragé dans ses idées républicaines par Hugo, a décidé de se poser en martyr : « Mais les vrais martyrs, c’était sa femme et ses enfants ! Elle les faisait vivre, lui et leurs quatre enfants, de son travail infatigable, tandis que lui dissertait sur les Droits de l’Homme ! » Parfois l’ironie perce, ainsi quand son regret qu’on n’ait pas fourni un parapluie à Hugo provoque l’indignation du fidèle Kesler à l’idée que le grand homme puisse s’abaisser à user d’un tel objet : « Je me sentis en tort une nouvelle fois, reconnus piteusement que le spectacle d’un parapluie gouttant autour de Victor Hugo eût été inconvenant, qu’il était bien plus poétique d’être trempé comme une soupe ».

Il en va tout autrement avec Flaubert. À Trouville où la famille Collier vient en vacances, Gertrude et sa sœur Henriette se lient d’amitié avec Caroline, puis avec son frère Gustave. Chez eux comme chez les Hugo, la mélancolie de la mère semble contaminer les enfants. Un fossé sépare leurs mentalités, « fossé qui relevait peut-être davantage de la métaphysique que de la religion. Ils semblaient tous vivre sans espoir, sans vision de l’éternité ». Des liens amicaux et amoureux se nouent entre les quatre jeunes gens, dont les relations se poursuivront lors du retour des Collier à Paris, puis, entre de longues périodes de silence, par des échanges de lettres tour à tour avec Henriette et Gertrude, qui sont alors brouillées pour une affaire d’héritage, jusqu’à la mort de Flaubert. « Mi-Arnolphe mi-Alceste », dixit Hovasse, il entretient des relations sentimentales avec l’une et l’autre, et prend la fuite quand il se sent menacé de mariage par le sourire « composé d’indulgence bénigne et de canaillerie supérieure » de leur mère. Il n’est plus gai, écrit-il à Henriette, mais il aimerait reprendre leurs causeries, lui raconter l’Orient, six ans d’absence n’ont pas entamé ses sentiments. « Mon amitié à moi ressemble au chameau, Une fois en mouvement il n’y a plus moyen de l’arrêter. »

Tout en vouant un culte au génie de Hugo, Gertrude Tennant parle très peu de ce qu’elle apprécie dans ses œuvres, et encore moins chez d’autres auteurs. La première fois qu’elle émet un jugement critique détaillé sur un roman, c’est à la lecture de Madame Bovary. Son cousin Hamilton Aïdé a déjà prévenu avec tact l’écrivain qu’une traduction serait « si difficile, comme (vous le savez) nos mœurs anglaises sont plus que romaines dans leur sévérité… pour des romans ! ». Gertrude, elle, n’y va pas par quatre chemins. La lettre qu’elle adresse à Flaubert en remerciement de son exemplaire dédicacé est un morceau d’anthologie. Elle a lu seulement « un peu » de sa Madame Bovary, car à mesure qu’elle y plongeait par-ci, par-là, elle se sentait suffoquer. Comment, avec son admiration pour tout ce qui est beau, a-t-il pu écrire « quelque chose de si hideux, que ce livre » ? Le talent qu’il y a mis le rend doublement détestable. On croirait entendre le réquisitoire du procureur : « À quoi bon faire des révélations de tout ce qui est mesquin, et misérable ; personne n’a pu lire ce livre sans se sentir plus malheureux et plus mauvais. » Aucun doute ne l’effleure, il comprendra un jour qu’elle a raison. Elle conclut en lui citant pour modèle un poème de Bailey sur le devoir des grands esprits de traiter des thèmes nobles comme un levier pour élever la masse des esprits autour d’eux et d’abandonner « ce qui est bas et méprisable, fruit du vice et de l’éphémère », l’expression la plus développée de ses propres théories littéraires.

Flaubert ne lui en tient pas rigueur, et continue à lui envoyer ses livres avec des dédicaces affectueuses. « Je vous nomme “ma jeunesse” », lui écrit-il encore vingt ans plus tard. Il lui parle de son Bouvard et Pécuchet en chantier, où il compte faire « une revue de toutes les idées modernes ». Dans quelle catégorie de lecteurs il la situe, on se le demande : « Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le vicomte seront dupés, mais j’écris à l’intention de quelques raffinés. » C’est à lui qu’on doit quelques-uns des passages les plus incisifs de Mes souvenirs, par exemple ce diagnostic d’une étonnante actualité, écrit quelques jours après le coup d’État de 1851 : « L’ennui qui nous ronge en France, c’est un ennui aigre, un ennui vinaigré qui vous prend aux mâchoires. – Nous vivons tous maintenant dans un état de rage contenue qui finit par nous rendre un peu fous. – Aux misères individuelles vient se joindre la misère publique. Il faudrait être de bronze pour garder sa sérénité. »


  1. Voir le recueil d’actes Juliette Drouet épistolière, dir. Florence Naugrette et Françoise Simonet-Tenant, Eurédit, 2019, et le site où l’équipe de Florence Naugrette édite les 22 000 lettres de son journal épistolaire.

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