Le miroir aux archives

Ami lecteur, si la couverture te séduit, si le sujet du livre t’intéresse, rends-toi directement au chapitre 1, tu pourras revenir plus tard à la préface de Patrick Boucheron qui introduit ici un « trésor de sapience » – titre d’un manuscrit enluminé relatant l’histoire du monde depuis la Création – puis à l’avant-propos du chercheur Yann Potin, pour tout connaître de son parcours intellectuel, de sa carrière et de ses angoisses. Il y retourne vingt fois sa plume dans l’encrier, forme de scrupule (étymologiquement, petit caillou sur lequel on bute) qui inspire plus de sympathie quand on a fait avec ce guide expert la visite des bibliothèques royales.


Yann Potin, Trésor, écrits, pouvoirs. Archives et bibliothèques d’État en France à la fin du Moyen Âge. CNRS Éditions, 271 p., 25 €


Yann Potin écrit pour le cercle restreint de ses anciens professeurs, aujourd’hui ses collègues, et les futurs diplômés de l’École des chartes. Aussi, ami lecteur, arme-toi d’un bon dictionnaire spécialisé afin de comprendre, par exemple, comment « il est possible ainsi de dénombrer neuf octonions, dont le premier est acéphale, et un sénion terminal ». En clair, l’ouvrage évoqué se compose de neuf cahiers de huit feuilles doubles auxquels manquent les premiers feuillets, et d’un cahier de six feuilles doubles. De même, son « filigrane troyen » n’a rien à voir avec la légende de Troie, mais vient des moulins à papier de Troyes, en Champagne. Au fait, il te faudra aussi une histoire de France pour les nuls si tu as besoin de repères contextuels, car l’auteur en est singulièrement avare.

Yann Potin, Trésor, écrits, pouvoirs. Archives et bibliothèques d’État en France à la fin du Moyen Âge

« Roman de Troyes » par Benoît de Saint-Maure © BnF

Ce Trésor réunit une succession d’articles, non sans redites, dont quelques phrases verbatim, sur le contenu très disparate des trésors royaux – or et argent, joyaux, objets précieux, soieries, reliques, documents officiels, manuscrits –, sur les méthodes d’inventaire et le rangement des livres, les acquisitions de Charles V pour sa librairie du Louvre, la création des archives royales, les « insurmontables contradictions » du Trésor des chartes à l’âge moderne. Il rend maintes fois hommage à  Léopold Delisle, administrateur général de la Bibliothèque nationale de 1874 à 1905, sans jamais manquer de démolir ses méthodes de classification, car l’« érudit polymorphe » a fabriqué un catalogue artificiel en fusionnant les notices des quatre récolements principaux de la librairie, reclassées selon le mode de cotation moderne, « un anachronisme idéaliste propre à un imaginaire bibliothéconomique rêvant toujours d’une correspondance parfaite  entre classement intellectuel et répartition spatiale ».

Il y a de quoi faire des cauchemars en effet quand Yann Potin décrit les méthodes des archivistes royaux, notamment leurs efforts pour à la fois décrire l’aspect des manuscrits et préciser l’emplacement où ils se trouvent, leur format parfois défini comme « plus petit » ou « aussi grand » que l’ouvrage précédent sur la liste, mais qui ne correspond plus à la réalité quand un nouveau livre vient en remplacer un disparu pour combler un espace vide. Une foule de péripéties peut modifier le classement, le retour d’un ouvrage emprunté prenant la forme d’une nouvelle entrée sur l’inventaire : achats, confiscations, dons, pillages. Quand le duc de Bedford rachète le fonds du Louvre en 1424, le nombre total de livres est inférieur de neuf seulement à celui du dernier récolement, mais les grandes traductions commandées par Charles V ont presque toutes disparu, remplacées par des ouvrages plus communs.

Cette « librairie », logée au Louvre dans trois chambres de la tour de la Fauconnerie, est généralement considérée comme l’origine de la Bibliothèque nationale de France, filiation revendiquée, lors de l’inauguration du bâtiment de Tolbiac en 1995, par la pose solennelle d’une pierre prélevée lors des fouilles du Grand Louvre dans les fondations supposées de la tour. Mais filiation semée d’accidents et de ruptures, jusqu’à un nouveau départ au département des Manuscrits de la rue de Richelieu. On connaît sa fin, la vente au duc de Bedford. Quant au terminus a quo, Yann Potin souligne à juste titre que Charles V ne l’a pas créée ex nihilo. Avant qu’il ne l’enrichisse de commandes prestigieuses, elle se composait en partie de l’héritage de ses prédécesseurs, au moins depuis Louis IX, qui avait créé une bibliothèque d’étude dans la sacristie de la Sainte-Chapelle, dont aucun inventaire n’a survécu. Le palais de la Cité construit sous le règne de Philippe le Bel comptait déjà une « tour de la librairie ». Autre indice indiscutable de la translation de manuscrits plus anciens, la présence, dans le fonds du Louvre, de douze traductions effectuées pour Philippe VI de Valois, et d’œuvres commandées par Jean le Bon, les père et grand-père de Charles V le Sage.

Yann Potin, Trésor, écrits, pouvoirs. Archives et bibliothèques d’État en France à la fin du Moyen Âge

La librairie de Charles V est d’abord placée sous la garde de Gilles Malet, auteur du premier inventaire, 917 ouvrages recensés. Il en assurera l’entretien depuis sa nomination en 1369 jusqu’à sa mort en 1411. Ensuite, la situation se complique, car trois gardes se succèdent en sept ans, jusqu’au dernier inventaire de la liquidation, à quoi s’ajoute la question du statut patrimonial de la librairie. La distinction entre bien public et bien privé crée des conflits entre l’Hôtel, administration personnelle du roi, et la Chambre des comptes, juridiction d’État qui cherche à étendre l’inaliénabilité du Domaine foncier du roi à l’ensemble des biens mobiliers. La Chambre des comptes prend un contrôle accru sur le fonds lors du désordre engendré par la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. C’est un clerc de la Chambre qui donne quittance à la veuve de Gilles Malet, la déchargeant d’un déficit de 188 volumes depuis le dernier récolement, causé aux trois quarts par des dons du roi. Ce document, accompagné pour chaque ouvrage de pièces justificatives, « permet donc d’appréhender l’usage politique et social des livres ».

L’idéologie gouvernant ces usages est le thème dominant, pour ne pas dire obsessionnel, de Yann Potin. « “Arcana imperii”, “secrets de l’État”, ou plus contemporaines “clefs du pouvoir”, ces trois expressions synonymes » témoignent de « la déclinaison d’une même métonymie de la prise du pouvoir, dans l’espace d’une même pensée politique postérieure au “moment machiavélien [1]et déployée jusqu’à nous ». « Arca », le coffre, est la racine commune du secret et de l’archive. Thésaurisation, accumulation, appropriation, les termes reviennent constamment chez l’auteur pour définir la politique royale, sans trop de distinctions entre les règnes. Des conclusions générales sont déduites de mesures prises par saint Louis, qui est un modèle de prince honoré dans l’Europe médiévale mais certainement pas une incarnation représentative de la dynastie capétienne ni des monarchies de son temps. Ainsi, Yann Potin note que Louis IX avait légué ses biens à son successeur, alors que cinquante ans auparavant son aïeul Philippe Auguste avait fait don des siens au monastère de Saint-Denis. Il en déduit que cette différence d’attitude « semble résumer de manière fugace et indiciaire une profonde redistribution au cours du siècle des rapports entre thésaurisation séculière et sacrée ». On peut penser aussi que Philippe Auguste, excommunié pour bigamie et responsable de l’interdit jeté sur son royaume, avait beaucoup à se faire pardonner s’il voulait gagner sa place au paradis, à la différence de son petit-fils. Le recours au remarquable Saint Louis de Jacques Le Goff aurait pu éclairer les jugements portés sur la démarche politique du souverain, le secret royal, et l’origine de la tradition administrative française. Il est cité une seule fois, à charge contre Michelet, à la fin du chapitre sur les enquêtes judiciaires de Louis IX.

Sur le contenu de cette bibliothèque du Louvre, on apprend que 76 livres sont entrés dans la première chambre entre 1373 et 1380. Cela semble fort peu comparé au tableau dressé par notre auteur de mouvements fébriles d’entrées et de sorties d’ouvrages que les inventaires peinaient à suivre, mais s’explique mieux quand le paragraphe suivant révèle que la première chambre regroupait les ouvrages politiques et historiques, les deux autres chambres étant vouées en priorité, l’une aux œuvres littéraires, l’autre à la théologie et aux sciences. « Peut-on y voir l’indice d’une volonté de conciliation culturelle, autour de la figure royale, des différents groupes sociaux qui constituent la cour ? » La question rhétorique attend à l’évidence une réponse positive. On le suit plus volontiers dans son hypothèse sur les méthodes de classement : « La bibliothèque, à l’image d’une constellation d’étoiles, serait structurée par des points nodaux qui circonscriraient des nébuleuses thématiques et non pas disciplinaires. » Ce qui explique la présence de vingt-sept bibles dispersées dans toute la bibliothèque, de sept Décades de Tite-Live dans divers pupitres, dix exemplaires du Sur la chevalerie de Végèce, dix Légende dorée, neuf recueils des Décrétales, huit de l’Histoire de Troye, sept des Chroniques de France… « Bibles, vies de saints, histoires légendaires et chroniques nationales forment une généalogie continue, qui fonde la prédestination du roi très chrétien ». En effet, non contents de graver l’histoire dynastique dans les archives et la position de leurs cercueils dans la crypte de l’abbaye de Saint-Denis, les Capétiens se proclamaient à la fois descendants du roi Priam et de Charlemagne. En revanche, on peut ne pas approuver la méthode de Potin quand il conclut : « Il est possible enfin que la disposition des livres au sein de la bibliothèque permette de saisir en partie une forme originale d’organisation du savoir dans le cadre d’une culture instrumentalisée entre gouvernement et représentation, entre politique et mémoire », enchaînant à ce « possible » un « cadre » lourd de présupposés établi comme un fait.

Yann Potin avance ainsi d’hypothèse en hypothèse conforme à son postulat idéologique. Son étude minutieuse d’un matériau ardu force l’admiration, avec le regret qu’elle souffre souvent d’un tel défaut d’histoire. Au milieu du livre, un chapitre est consacré au « coup d’État » contre la régence de Louis d’Anjou. Démis de ses fonctions contrairement aux dernières volontés de Charles V, il s’empare d’une partie du trésor royal, dont les fameuses traductions, quelques jours avant le couronnement de son neveu Charles VI. Occasion pour l’auteur d’examiner les conflits de pouvoir autour de la succession quand l’héritier du trône est un enfant. Il évoque à ce propos « la crise de succession dynastique provoquée par la mort de Louis X » sans préciser que, pour la première fois dans l’histoire des Capétiens, l’enfant en question est une fille, que son oncle évincera en invoquant une loi salique exhumée pour la circonstance. Yann Potin s’intéresse surtout à la forme grammaticale « régent le royaume » du titre forgé à l’époque, « un participe présent en apposition », et à « la substantivation de l’expression et l’institutionnalisation de la fonction » qui feront du gouvernement de Louis d’Anjou la première « régence » officielle en France. Difficile selon lui d’admettre comme le font nombre d’historiens un abus de pouvoir de la part du duc, car le principe de l’instantanéité de la succession n’était pas un principe acquis. Or il l’est dans les faits depuis la mort de Louis IX en Terre sainte. Son fils qui l’a suivi à la croisade ne pourra être couronné avant plusieurs mois, mais l’assemblée des barons l’autorise à émettre des documents sous son propre nom. Désormais, le règne de tous les rois de France prend pour date de départ le jour du décès de leur prédécesseur, même si leur souveraineté est jugée imparfaite jusqu’à ce qu’elle soit confirmée par le sacre.

Yann Potin, Trésor, écrits, pouvoirs. Archives et bibliothèques d’État en France à la fin du Moyen Âge

Dessin du château du Louvre de Charles V dans l’enluminure du mois d’octobre des « Très Riches Heures
du duc de Berry » © musée de Chantilly

À ces détails près, l’analyse de la crise est intéressante, car Yann Potin souligne une innovation législative appuyée sur un faisceau de textes, quand le duc veut confondre deux fonctions distinctes, la tutelle du jeune roi et la régence. Le lien avec l’objet affiché du livre ? L’absence dans le débat d’une pièce cruciale de la layette (le coffre contenant le dossier d’archives) consacrée aux successions, dont l’omission a été masquée par le système de cotation : « Intervient ici une des propriétés fondamentales de l’archivage capétien : une sédimentation aveugle qui favorise “la fabrique de la perpétuité” et les réécritures de la mémoire monarchique. » Yann Potin cette fois prend l’histoire à bras-le-corps et refait l’enquête dans le « désastre archivistique » de la layette rebaptisée ultérieurement « Régences et majorité des rois », un enchevêtrement de textes contradictoires dû aux hésitations successorales et aux repentirs de Charles V mourant, peut-être aussi à une falsification de certaines pièces. Pour compliquer la chose, alors que des négociations de paix avec l’Angleterre sont en cours, l’Occident chrétien se divise entre les papes d’Avignon et de Rome, le futur régent Louis d’Anjou devient l’héritier du royaume de Naples. La confusion des archives l’a fait déclarer coupable de vol par les historiens « positivistes et républicains » des années 1870, à l’époque où un « gouvernement des ducs », après le départ de Napoléon III, tentait de restaurer à la fois la monarchie française et la papauté exilée au Vatican par la jeune république italienne, souligne Yann Potin.

Les chapitres suivants retracent la constitution de l’État à la lumière du mode de raisonnement qui organise les archives, où sont rangés dans un ordre aléatoire ordonnances et règlements royaux, traités de mariage, testaments, élections aux sièges épiscopaux, bulles papales, actes diplomatiques… Certaines affaires ponctuelles d’importance, comme le procès des Templiers, sont classées dans des layettes à part. Quant au Trésor des chartes, le fonds d’archives le plus ancien, que Yann Potin fait remonter à l’annexion du duché de Normandie en 1204, il reste le lieu de dépôt par défaut de tout nouveau type de document et comprend divers registres plus ou moins prescriptifs destinés à faciliter l’archivage et la consultation des pièces. Par sa double fonction jurisprudentielle et mémorielle, il est à la fois discours de l’État et discours sur l’État, jusqu’à sa mise en sommeil au cours du XVIe siècle. S’ensuit alors une alternance de périodes de léthargie et de remises en ordre. Il redevient un monument au XIXe siècle et « le socle de son écriture de l’histoire nationale » avec l’entrée en scène de Michelet, qui puise dans les quelque neuf cents layettes préservées du Trésor la matière des premiers volumes de son Histoire de France, entraînant derrière lui une génération d’historiens médiévistes.

C’est dans leur sillage que commence l’aventure des enquêtes de Louis IX, des débris de procédure exhumés puis transfigurés grâce à une édition intégrale, commencée par leur découvreur, Edgard Boutaric, et conduite à son terme par Léopold Delisle. Et Yann Potin d’entamer une déconstruction rigoureuse de la tradition historienne qui, entre autres travers, contribue à alimenter « l’idée reçue d’un dépôt d’archives central et primitif ». Au lieu d’être disqualifiant, le caractère lacunaire des enquêtes « représente un objet de fantasme archivistique, au risque de l’anachronisme ». Sans parler de l’hagiographie royale renforcée par Delisle qui lit dans ces enquêtes « la plus éclatante manifestation de l’amour de saint Louis pour la justice » alors que, selon Olivier Guyotjeannin, l’une des autorités de Yann Potin, l’opération serait d’abord destinée à « assurer une base aussi large que légitime à la domination du roi ». Autre découverte majeure au sein du Trésor, le fonds des légistes de Philippe le Bel, dont nombre de documents du chancelier Guillaume de Nogaret et de son collaborateur Guillaume de Plaisians, relatifs au procès de Boniface VIII et à celui des Templiers, dépôt tenant peut-être au fait qu’il contenait des secrets majeurs de l’État plutôt que pratique courante pour les documents officiels.

Un dernier chapitre est consacré à l’architecture et à la rhétorique des divers lieux qui ont abrité le Trésor des chartes, de la Sainte-Chapelle à l’hôtel Soubise, dotés chacun à sa façon d’un caractère « sacré ». Conclusion, en France comme ailleurs en Europe, la part la plus ancienne des archives médiévales a fait l’objet de multiples migrations de supports. Aucune des institutions nationales actuelles ne peut revendiquer une stricte continuité juridique, administrative et topographique avec sa production médiévale, le record de la stabilité étant attribué à l’Italie et à l’Angleterre.

Contrairement à notre conception patrimoniale de la conservation, transcrire, inventorier, compiler consiste d’abord à réduire et à éliminer, pour « transfigurer » les documents en recueil lisible, manipulable, donc utilisable à des fins diverses, tentation, affirme Yann Potin, qui ne cessera jamais. Ce que montre bien son « trésor de sapience » par l’analyse des failles, tensions, translations des inventaires, c’est à quel point les méthodes de classification au fil des siècles ont pu infléchir la lecture d’un règne, voire de toute une époque, comme l’ont fait peut-être les propagandistes des rois capétiens, et assurément les historiens réinventeurs du Moyen Âge. On est parfois pris de vertige à voir comment le diable peut se loger dans les détails d’un catalogue, avant même de penser aux algorithmes qui nous gouvernent désormais. Comme nous le comprenons de mieux en mieux aujourd’hui, en pleine révolution numérique, « le monde médiéval a été contraint de forger sa propre mémoire sur la destruction, le refoulement et l’oubli ».


  1. Pour qui s’interrogerait sur le sens de l’expression, René-Éric Dagorn fait « Le point sur le “moment machiavélien” » à la fin d’une recension de L’enjeu Machiavel.

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