Un cri dans la jungle

Zorro, Batman, Superman, Doc Savage, Fantôme du Bengale, Flash Gordon, Dick Tracy : le panthéon des justiciers et des aventuriers individualistes du XXe siècle serait incomplet sans la figure baraquée de Tarzan. Enfant sauvage ou « homme libre » dans l’état de nature, confronté au struggle for life, le « Seigneur de la jungle » rencontre un succès planétaire dans toutes les formes de « culture populaire » – romans, films, bandes dessinées. Un ouvrage collectif mesure le périmètre et l’étonnante longévité du mythe de Tarzan.


Jean-Pierre Andrevon (dir.), Tarzan l’homme sauvage. Actualité d’un mythe. Avec Erwan Bargain, Jean-Pierre Fontana, Pierre Éric Salard, Sébastien Socias de L’Écran fantastique. Vendémiaire, 248 p., 24 €


Création, incarnation, dispersion, résolution : en quatre parties, le livre suit les transformations et la « transfiguration » du mythe. Parfois allusif (« Tarzanides et imitations »), sans index analytique, muet sur la récente histoire culturelle et les avatars de Tarzan dans la figuration narrative d’après 1950, avec un tropisme filmique auquel oblige la belle revue L’Écran fantastique, le livre illustre la sensibilité herméneutique de Jean-Pierre Andrevon pour la pop culture.

Fils d’un vétéran de la guerre de Sécession, le feuilletoniste américain Edgar Rice Burroughs (1875-1950) décline de 1912 à 1947 la saga de Tarzan, pivot de la sérialité littéraire (voir Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Seuil, 2017). Traduits en 31 langues (outre le braille et l’espéranto), les 28 titres paraissent à 60 millions d’exemplaires.

Jean-Pierre Andrevon (dir.), Tarzan l’homme sauvage. Actualité d’un mythe

Dès 1929, Tarzan occupe 20 000 adaptations en bande dessinée, dont celles matricielles d’Harold Foster et de Burne Hogarth, parmi d’autres créateurs oubliés (Rex Mason, William Juhré, Dan Barry…). Vers 1930, 212 quotidiens américains publient un strip de Foster avant qu’Hogarth ne récupère le flambeau (1937-1945 ; 1947-1950). À un degré moindre, s’y joignent des feuilletons radiophoniques ou télévisuels, des jeux vidéo. La mythologie de Tarzan est transnationale, à relire Tarzan ou le Chevalier crispé (10/18, 1971) de Francis Lacassin, mort en 2008, pionnier de la « mythocritique », que Jean-Pierre Andrevon salue en deux lignes.

Comme Johnston McCulley, polygraphe de fiction criminelle et de l’ample saga de Zorro, Burroughs est un auteur prolixe, en particulier pour le pulp magazine The All-Story. Outre les exploits sylvestres de Tarzan of the Apes, il signe des romans western, le « Cycle de Mars » (10 volumes) de l’immortel John Carter (Space Opera), le « Cycle de Pellucidar » (7 volumes, dystopie au cœur de la Terre), le « Cycle de Vénus » (8 volumes) et la trilogie de « Caspak » (sixième continent atlantidéen dans l’Antarctique). Répétitif, son imaginaire irrigue la fiction littéraire et filmique d’aventures et de science-fiction au XXe siècle – de Flash Gordon (1934 ; Guy l’éclair en version française) et d’Alex Raymond à la Guerre des étoiles de George Lucas.

Jean-Pierre Andrevon (dir.), Tarzan l’homme sauvage. Actualité d’un mythe

Tarzan, L’indomptable Tarzan et les hommes-fourmis, Éditions Mondiales (1948)

L’exotisme africain de Tarzan est potentiellement filmique. Entre 1918 et 2016, muets et parlants, 102 serials et longs métrages au moins campent Tarzan, avec ou sans l’aval de l’Edgar Rice Burroughs INC. S’y ajoutent, les « tarzanides ou imitations », les métrages sur les « reines de la jungle », les parodies « tarzanesques », dont le burlesque Tótótarzan (1950) de Mario Matolli. Si le genre filmique culmine en 1984 dans le débattu Greystoke, la légende Tarzan de Hugh Hudson avec Christophe Lambert en rôle-titre, on retient volontiers les 12 longs métrages tournés entre 1932 et 1948 avec l’iconique Johnny Weissmuller. La féline Maureen O’Sullivan, en Jane comme femme-enfant qu’un rien (dés)habille, flanque le sculptural crawleur olympique (« plus grand nageur » d’avant 1950). Yeux bleu foncé, 191 cm pour 85 kg, corps épilé selon les normes de la virilité hollywoodienne, Weissmuller se mue en personnification canonique de Tarzan dans la série la plus emblématique de la culture cinématographique que boudait Burroughs en raison des écarts à son œuvre. « Oh-iih-oh-iih-ooooh-iih-oh-iih-ooooh ! » (cherchez le palindrome !) : or, le cri de Weissmuler dans la jungle connote définitivement l’imaginaire sonore de l’homme-singe.

L’épopée sylvicole énonce la fable universelle du struggle for life. Évoluant du stade d’enfant-singe à celui de lord anglais, Tarzan incarne le « darwinisme accéléré » dans le sillon d’un nouveau Jungle Book (1894) à la Rudyard Kipling. Burroughs y noue les imaginaires de l’Éden, de la robinsonnade, de l’adamisme, de la virilité herculéenne, du self-made man, parfois aussi de l’utopisme. Il y ajoute le motif évolutionniste de l’enfant sauvage que jadis pointait Lucien Malson dans Les enfants sauvages (1964).

La saga reste le roman familial de l’ascendance nobiliaire de Tarzan. Il est le fils unique de lord John et Alice Greystoke, un couple de riches Anglais, marronnés sur un rivage désolé après la mutinerie de l’équipage du Fuwalda, cinglant vers l’Afrique occidentale. Ils robinsonnent dans la nature hostile. Effrayée par une horde de gorilles belliqueux, Alice accouche prématurément d’un garçon. Sa folie qui en naît la fait mourir. Son époux succombe en protégeant son fils contre d’autres primates.

Jean-Pierre Andrevon (dir.), Tarzan l’homme sauvage. Actualité d’un mythe

Edward Kull, The New Adventures of Tarzan, 1935 (affiche française)

Comme Mowgli, malgré le veto du patriarche Kerchack, l’orphelin est adopté par une femelle simienne qui a perdu sa progéniture. La horde des singes le baptise « Tarzan » (singe blanc). S’adaptant au milieu hostile de la brousse, ajoutant l’entendement humain à la vigueur animale, Tarzan règne sur les anthropoïdes après avoir tué Kerchack. À l’instar du monstre bricolé et abandonné par Victor Frankenstein, il est autodidacte. Son apprentissage de la lecture (non du langage !) repose sur les livres paternels récupérés dans la hutte familiale.

Fauves, ethnies « sauvages », aventuriers, bandits, pirates, pillards arabes, trésors enfouis, empire perdu d’Opar, soldats allemands (Tarzan l’indomptable, 1919), amazones dominatrices, hommes-fourmis, descendants de croisés et de légionnaires romains égarés en Afrique, cannibales, fontaine de Jouvence, émule du docteur Moreau, Japonais belliqueux à Sumatra : Tarzan incarne la mystique de l’aventure qui a captivé des millions d’individus. Un destin hors norme que partage Jane, indemne aussi après une mutinerie maritime, abandonnée en Afrique avec son père, l’explorateur Archibald Porter. Épouse du roi des singes qui l’a ravie dans son antre, Jane en police les mœurs puis accouche de leur fils Jack. Formé par le gorille Akut, le rejeton assure la descendance paternelle du struggle for life.

Le récit immémorial du conflit moral entre nature et civilisation cadre l’épopée de Tarzan dans le paradis perdu d’une Afrique briguée par les forbans et les colonisateurs. Comme la jungle capitaliste, celle de l’état de nature favorise le plus fort. Telle est l’ontologie de Tarzan. Héritier d’une illustre parentèle mais rousseauiste de la liane, il rejette la civilisation corruptrice pour la violence de la savane. Or, au-delà du paternalisme protecteur envers les « peuples sans histoire » que véhicule l’imaginaire d’E.R. Burroughs, Tarzan, le champion agile de la brousse, pourrait-il être l’icône présentiste du radicalisme écologique ? L’actualité d’un mythe ?

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