Le siècle de la vitesse

Avec Rien pour demain, Bruno Remaury reprend le dispositif du Monde horizontal, son livre précédent : il s’agit de mettre en lumière une évolution de notre société – ici, le rapport au temps – grâce à des exemples tirés de l’histoire, de la mythologie, de l’art, de la littérature ou de la science. L’écrivain y ajoute des personnages fictifs illustrant des moments clé de la marche vers la dictature de l’instant présent. Si ces protagonistes ne sont pas toujours convaincants, Rien pour demain s’inscrit parfaitement dans la forme de l’essai : plutôt que de faire le tour du sujet, il donne matière à méditation, à rêverie, à partir de quelques figures fortes – l’astronome John Herschel, Cixi (la dernière impératrice de Chine) ou le capitaine Crochet.


Bruno Remaury, Rien pour demain. José Corti, 192 p., 17,50 €


Le début du livre de Bruno Remaury insiste sur un tournant : la Première Guerre mondiale change radicalement la perception du temps. Alors qu’il était jusque-là « ronde [des] journées, lenteur circulaire du monde », avec le sentiment implicite qu’un état antérieur finirait par revenir – après la guerre, la paix –, la boue des tranchées et les orages d’acier consacrent le passage à un temps linéaire, unidirectionnel. « Time’s Arrow, [la] Flèche du temps », dit l’astrophysicien Eddington.

Pour marquer ce bouleversement, l’auteur suit Jean de la Ville de Mirmont, poète enseveli par un obus à vingt-huit ans, le 28 novembre 1914. Plus encore que Péguy, Alain-Fournier ou Apollinaire, Jean de la Ville de Mirmont – également protagoniste de Strangulation de Mathieu Larnaudie (Actes Sud, 2008) et de Bleus horizons de Jérôme Garcin (Gallimard, 2013) – incarne ce qui n’a pas été, ce qui fut tranché net par la guerre. Dans les semaines précédant sa mort, Jean écrit à sa mère « qu’il suffisait avant d’un jour de courage pour remporter une victoire et que les guerres modernes ont ceci de pénible qu’elles semblent infinies ». Paradoxalement, l’enlisement détruit toute possibilité de retour au statu quo ante.

Le livre de Bruno Remaury puise son titre dans cette époque de rupture, en l’empruntant aux dadaïstes : « Rien pour demain, rien pour hier, tout pour aujourd’hui ». Il rappelle aussi que la Première Guerre mondiale est contemporaine de la théorie de la relativité, qui fait du temps « une chose chaude et souple que l’on pouvait trafiquer à volonté », alors que, dans une conférence, Eddington « dit comme ça, en passant, qu’il nous faut transformer l’existence en événement et l’être en devenir ». C’est le propos de Rien pour demain : montrer comment nos vies se sont transformées en succession d’événements, en quête de moments forts.

Bruno Remaury, Rien pour demain

Besançon © Jean-Luc Bertini

Pour cela, Bruno Remaury relie la guerre à la transformation du travail, à travers l’exemple glaçant de Louis Renault. En 1911, après des rencontres avec Henry Ford et Frederick Taylor, Renault met en place le travail à la chaîne, la décomposition des tâches et le chronométrage dans son usine de Billancourt. Le temps de l’ouvrier se défait en une série de gestes comme autant de micro-événements dans un présent répété. Tandis que la productivité augmente, les salaires chutent, car le prix à la pièce est calculé sur une cadence idéale. La moindre baisse de rythme, la moindre erreur fait perdre de l’argent au travailleur. Les revendications et les grèves n’y feront rien. Renault appelle la police, licencie. Parallèlement, de 4 000 employés en 1914, les usines Renault passent à 22 000 en 1918, pour des journées de quatorze heures à la fin du conflit. Guerre et industrie se donnent la main pour couper les boucles du temps, les étirer en chaînes.

Ce début de XXe siècle ne fait pourtant que cristalliser un changement progressif. L’auteur revient sur l’observation d’une forte variation de luminosité stellaire par John Herschel en 1837. Preuve que l’univers n’est ni immuable ni éternel. Herschel tient entre ses mains plusieurs fils du livre : il a à la fois nommé les satellites de Saturne et imposé le mot « photographie ». Bruno Remaury lie les deux par la mélancolie, le sentiment d’une fin : « les portraits photographiques sont toujours crépusculaires ». À cette même époque, l’effondrement d’un ancien monde, l’Empire de Chine, est retracé par les multiples portraits de sa dernière impératrice vieillissante.

Rien pour demain se construit ainsi, par rapprochements, par analogies, par associations, ce qui en fait davantage une étude poétique stimulante qu’une réflexion systématique. Le texte intègre d’ailleurs sans guillemets des fragments célèbres de Rimbaud, Hugo, Baudelaire, Nerval. Il éclaire avec autant de force la nouvelle apocalyptique d’Edgar Poe « Conversation d’Eiros avec Charmion » que Les Dionysiaques, poème épique, dont quelques lignes nous rendent l’auteur antique tout à coup présent dans son crépuscule égyptien.

Bruno Remaury est très convaincant lorsqu’il évoque des figures historiques ou littéraires : entre autres, Peter Pan et le capitaine Crochet – pas celui de Disney, le personnage sombre et mélancolique du roman de J. M. Barrie – dont il souligne les points communs avec Chronos. Il convainc quand il exprime par l’écriture la vitesse à laquelle la photographie se répand ou l’éclat des villes. C’est moins le cas lorsqu’il fait incarner certaines idées par des protagonistes fictifs un peu trop mécaniques et convenus. Ainsi, avant le taylorisme et la Grande Guerre, Valentin, l’ouvrier de chez Renault, est, pour les besoins de la démonstration, « si enthousiaste et joyeux, […] si riche d’humanité ». Les personnages féminins, surtout, sont mal lotis. Betty, la pétillante vendeuse, forme avec Émile, le garagiste taiseux, le couple « d’un ogre et d’une fée », une fée représentant la superficialité : « son élément, c’est tout ce qui change, c’est tout ce qui est en train d’arriver et tant pis si ça n’est pas forcément fait pour durer ». Quant à Brenda, la femme mûre désespérée par la fuite de sa jeunesse et de sa beauté, elle n’est qu’empilement de clichés, trouvant bien entendu une compensation illusoire, une satisfaction éphémère et vide, dans la société de consommation : « on peut se tuer pour ça, pour rien, pour un dîner raté, pour une robe que l’on n’aurait pas dû acheter, pour un bijou égaré, pour la foudroyante beauté d’un visage que l’on vient de croiser ». Parions que personne ne s’est jamais tué pour ces raisons. Sauf dans quelques romans ; mais Rien pour demain n’est pas un roman.

Malgré ces stéréotypes, Rien pour demain nous emporte sur les ailes du temps, depuis « la main infinie » de Chronos jusqu’à l’éruption d’Eta Carinæ observée par Herschel, jusqu’au quintuple parhélie annonçant la fin de l’Empire de Chine en 1908 et aux 250 versions des nymphéas peintes par Monet. Si l’on s’étonne un peu que l’époque contemporaine ne soit traitée qu’en quelques pages, Bruno Remaury offre une réflexion sur le temps féconde par tout ce qu’elle ouvre d’horizons et par sa forme originale, sa manière de lier poésie, histoire et industrie, science, mythologie, art et littérature.

Tous les articles du n° 111 d’En attendant Nadeau