La fin d’un classique

Le Grand Meaulnes en Pléiade. On pourrait s’étonner que le roman d’Alain-Fournier n’y fût pas encore. Mais on s’étonne peut-être encore plus qu’il y entre au moment même où il cesse d’être un classique.


Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes suivi de Choix de lettres, de documents et d’esquisses. Édition établie par Philippe Berthier. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 640 p., 40 €


Publié en 1913, l’année de tous les chefs-d’œuvre (du Sacre du printemps à Du côté de chez Swann), par un auteur, Alain-Fournier, mort dans les premiers combats de 1914, Le Grand Meaulnes est vite devenu, en France, l’exemple type du classique scolaire. Il est un roman de l’école, celle de la Troisième République, celle des élèves en blouse, des pupitres inclinés, des taches d’encre et des instituteurs modèles. Il est aussi un roman pour l’école en proposant, loin d’elle, une aventure enchantée qui signerait le passage de l’enfance à un âge adulte qui resterait fidèle à l’enfance. Il est un roman de l’adolescence, du temps qui change, et il est en même temps un roman de l’immémorial, du temps qui ne change pas.

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes suivi de Choix de lettres, de documents et d'esquisses Pléiade

Alain-Fournier au Lycée Voltaire, à Paris (vers 1898-1900)

Comme le rappelle Philippe Berthier dans sa préface, de nombreuses distorsions ont assuré cette renommée du livre et son inscription dans la liste des classiques scolaires : l’opinion selon laquelle la fin du livre serait ratée, introduite par la critique dès la sortie du livre et entretenue régulièrement ensuite, a tôt fait de ramener le roman à un conte inoffensif, lecture confortée par l’interprétation spiritualiste qu’Isabelle, la sœur d’Alain-Fournier, a donnée du Grand Meaulnes (et de son auteur) après la mort de son frère.

Or l’apparente ingénuité du livre qui culmine avec la « fête étrange » et qui ne s’inscrirait dans la mémoire de ses lecteurs que jusqu’à la fin de la deuxième partie, s’achevant sur l’ensevelissement du « roman d’aventures » et son oubli, est un trompe-l’œil. Car la suite du livre raconte l’impossible transition vers l’âge adulte, l’impuissance, l’amour entravé, l’avenir mortifère. Il met en évidence le triangle du désir amoureux, entre Seurel, Meaulnes et Yvonne, bien sûr, mais aussi entre Frantz, Meaulnes et Valentine, et entre Yvonne, Frantz et Meaulnes. Alain-Fournier écarte là encore le monde des adultes, le monde social normé, et lui substitue un univers instable, marqué par la ronde, l’échange, la circulation des êtres et des objets de désir. Pourtant, le modèle n’est pas ici celui d’une enfance innocente et joyeuse, mais celui d’une enfance cruelle, marquée par les ambivalences du Pierrot lunaire et par la fin de la pureté.

Aujourd’hui, Le Grand Meaulnes est rarement prescrit par les professeurs des collèges qui ne voient plus comment il pourrait rejoindre le monde de leurs élèves et contribuer à les former. Si les enfants d’aujourd’hui ressemblent à ceux d’autrefois, ce n’est pas le cas des adolescents. En ce sens, l’arrivée du livre dans la Pléiade apparaît moins comme une consécration que comme un double mausolée : du livre et de sa grandeur passée. Le livre parle ainsi d’un monde qui manque à jamais. Car, avec la prescience qu’ont les grandes œuvres, il évoquait un monde qui allait disparaître, celui de la ruralité qui liait les humains à la terre pour leur subsistance et leur perpétuation. Si, pendant près d’un siècle, Le Grand Meaulnes a été si populaire, c’est précisément parce qu’il portait la mémoire de ce monde en train de finir tout en préfigurant d’une certaine façon sa fin. Et s’il a laissé à beaucoup de ses lecteurs le souvenir d’un paradis perdu, c’est bien parce que la perte est au cœur du propos. Certains se sentaient là face à leur propre vie. Le rêve devait prendre le pas sur un réel qui ne laissait plus guère de prise, encore présent à l’état de traces ou de décor de théâtre.

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes suivi de Choix de lettres, de documents et d'esquisses Pléiade

Alain-Fournier à la Chapelle d’Angillon (1905)

Le texte joue de la surprise, de la métamorphose, de tous les prestiges de la fiction pour une aventure dont un célèbre article de Jacques Rivière, ami intime d’Alain-Fournier, avait donné la définition : « ce qui s’ajoute, ce qui arrive par-dessus le marché, ce qu’on n’attendait pas et ce dont on aurait pu se passer ». Cette conception de l’aventure comme rupture de la causalité peut être intérieure ou extérieure, elle peut tenir du rêve, de la traversée des miroirs et pas seulement des mers. Elle est à la fois mystérieuse et un peu terrifiante. Ainsi, dans une lettre, Alain-Fournier écrit sur le personnage de Meaulnes qu’il « a senti monter vers lui ce paysage inconnu. Chaque jour cela gagne et cela déferle comme une énorme vague. […] Dans sa vie très simple, chaque fois, quelque chose de monstrueux, tant cela est pur et désirable, se glisse, comme une parole incompréhensible dans les discours de celui qui va devenir fou ». Comme passage, lisière, seuil, l’aventure est consubstantiellement liée à l’adolescence, coupée des autres âges de la vie. À cela, on peut encore être sensible.

Comme on peut être sensible au fait que le roman est ici accompagné des écrits qui l’ont préparé et nourri. L’édition de Philippe Berthier n’est pas spécialement destinée aux adolescents et elle ravira tous ceux qui ont connu ce texte lorsqu’il était encore un classique. Le choix de lettres et documents qui occupe plus de la moitié du volume de la Pléiade augmente l’œuvre. Il fait plonger ou replonger dans l’admirable correspondance entre Jacques Rivière et Alain-Fournier qui est certainement un chef-d’œuvre encore ignoré. On y lit bien sûr la genèse d’un livre dont le projet remonte à 1907, sous le titre Le Pays sans nom. Mais on y entend surtout les voix de deux jeunes gens dont l’amitié est à la mesure de leur besoin féroce et ardent de liberté, intensément inquiets de ce qui les attend et sensibles à l’art de leur temps, de Claudel à Maurice Denis, de Maeterlinck à Debussy, en passant par la photographie, discutant de l’avenir de la littérature, des raisons d’une tristesse diffuse, du bouleversement des rencontres. La transcription du « Carnet de Rochefort », dans lequel Henri Fournier évoque sa deuxième rencontre avec Yvonne de Quiévrecourt, modèle avéré d’Yvonne de Galais, est un document précieux et émouvant.

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes suivi de Choix de lettres, de documents et d'esquisses Pléiade

Alain-Fournier écrit à Jeanne Bruneau en 1910 une phrase qui résume sa vocation d’écrivain : « Ce qu’il y a d’original et de spécial en moi, c’est que je vois tout en détail, j’imagine tout en détail ; tout pour moi est particulier. » Ou encore, à Jacques Rivière : « Il n’y a d’art et de vérité que du particulier. » Cela signale moins un attachement à son propre univers, à sa vie ou à son corps qu’une capacité à fixer ce qui, dans l’expérience, va pouvoir prendre de la force, être transposé pour valoir de façon générale. Et il ne l’applique pas qu’à la Sologne ou au monde rural de son enfance : il envisage de faire sur Paris ce qu’il aura fait sur « le pays ». « Je trouverais le paysage qu’il y a derrière les décors du café-concert quand les filles les regardent. Ce serait un monde aussi mystérieux, aussi épouvantable que celui de mon premier livre. »

Alors comment lire Le Grand Meaulnes aujourd’hui ? Comment, une fois sorti de la liste des classiques scolaires, le roman peut-il encore transporter ? Moins sans doute par ce qui a fait sa magie, la théâtralité fantastique de la fête aux Sablonnières et du domaine mystérieux, qui a maintenant quelque chose d’un peu démodé, que dans la mise en lumière d’un thème troublant de notre modernité qui est le refus de grandir. Le syndrome de Peter Pan, de l’enfant qui ne veut pas devenir un homme ou bien de celles et ceux qui veulent conserver les prérogatives de l’enfant (le jeu, l’attachement à la mère, l’absence de responsabilités…), est pleinement illustré par ce livre qui ne voit dans le monde des adultes qu’ennui, monotonie et enfouissement. L’indétermination des personnages et leur refus de l’immobilité, voilà qui est sans doute encore propice à nourrir l’esprit de liberté et de révolte. C’est donc peut-être bien en cessant d’être un classique que le livre a encore une chance de se manifester.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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