Une fresque réactionnaire

Sortie en 1996 aux éditions de L’Âge d’Homme, la traduction du Cheval rouge d’Eugenio Corti (1921-2014) par Françoise Lantieri reparaît aux éditions Noir sur Blanc. On peut s’interroger sur la signification de la réédition de ce gigantesque roman de guerre, paru en Italie en 1983. S’il a pu être considéré comme un « Guerre et Paix transalpin », c’est la foi catholique et non le génie littéraire qui porte ce livre réactionnaire, tombeau pour une société chrétienne disparue.


Eugenio Corti, Le cheval rouge. Trad. de l’italien par Françoise Lantieri. Noir sur Blanc, 1 416 p., 32 €


Le cheval rouge est un panorama italien de la Seconde Guerre mondiale, de la campagne de Russie à la libération de l’Italie, en passant par la Tunisie, la Grèce et la Pologne. Publié en 1983, ce roman fleuve autobiographique épouse le temps de la guerre, c’est un livre au long cours, à l’ampleur suffisante pour accommoder les mouvements d’armées entières. Eugenio Corti, fervent catholique lombard, doit sa vocation d’écrivain à son expérience sur le front russe, où il avait demandé à être affecté.

Le cauchemar de la campagne de Russie et les camps soviétiques sont le centre de gravité du roman, véritable descente en enfer. À Krinovaïa, 30 000 prisonniers terrassés par la faim recourent au cannibalisme pour survivre quelques heures de plus. Incantation par le verbe, l’écriture devient vision, comme celle de ces centaines d’hommes assis en rangées, morts et vivants entrelacés, attendant le pain qui ne vient pas. Le témoignage historique fait l’intérêt principal du Cheval rouge. Mais, pour Corti, il s’agirait plutôt du lien qu’il établit entre les massacres et la progressive déchristianisation des peuples européens, faisant de l’Europe athée une « immense Krinovaïa ».

Eugenio Corti, Le cheval rouge

Eugenio Corti © D. R.

Les titres des trois parties (« Le Cheval rouge », « Le Cheval livide », « L’Arbre de vie »), empruntés à l’Apocalypse de Jean, évoquent d’emblée les liens inextricables entre violence, guerre et christianisme, dont le roman entier est la démonstration. Le cavalier du premier Cheval bannit « la paix de la terre pour faire s’entretuer les hommes », celui du second a « pour nom la Mort », tandis que l’Arbre ne poussera que sur un terreau propice au christianisme. Guerre et religion se servent l’une de l’autre, la foi façonnant des soldats dociles et la guerre éveillant des convictions religieuses dans leur esprit. Les trois personnages masculins, Ambrogio, Michele et Manno, développent au combat la vertu guerrière nécessaire pour mener croisade contre une société italienne déchristianisée.

La dernière partie, qui nous mène jusqu’aux années 1970, traduit précisément cette neurasthénie. Eugenio Corti situe son idéal de société chrétienne dans le village fictif de Nomana. On y trouve un patriarcat tricéphale où le prêtre, le chef d’entreprise et, étonnamment, l’écrivain sont respectés par tous. C’est dans le corps des femmes que se trouve la frontière entre le christianisme et le Mal. Le sexe n’apparaît qu’à deux ou trois reprises, comme métaphore de la barbarie : des images pornographiques sont assimilées à des « lambeaux d’entrailles », la seule expression du désir de Michele pour sa femme est la vision de son viol par des communistes. Les intrigues amoureuses suivent un même schéma expéditif et orienté téléologiquement vers le mariage, au sein duquel les femmes deviennent les secrétaires de leurs maris. Ces derniers sont occupés à conjuguer civilisation industrielle et christianisme, considérant tout ouvrier qui se plaint d’être exploité comme « non charitable ». Nos héros se battent des décennies durant pour empêcher que les communistes viennent menacer ce microcosme, perspective qui réveille en eux des traumatismes de guerre.

Eugenio Corti s’exprime vraisemblablement à travers Michele, l’écrivain qui entreprend de refonder la littérature face à une culture athée. Le « gros livre » auquel il travaille a tout du Cheval rouge : il désire y entremêler « l’historiographie catholique », les « enquêtes laïques » de Marx, un témoignage et une trame romanesque, tout cela pour exposer le processus de déchristianisation. D’où des parenthèses historico-religieuses indigestes qui se répètent ad nauseam, expliquant que le communisme antichrétien serait plus « dangereux pour l’humanité » que le nazisme, ou décrétant la possession par le diable de l’homme destructeur. Michele estime qu’il est la victime d’un complot mené par « les rouges et les laïcs », il n’est pas jusqu’aux journaux catholiques qui ne lui fassent mauvaise presse, alors que, selon lui, tout catholique digne de ce nom se doit d’apprécier ses écrits. Ainsi, seul le témoignage du croisé doit faire foi, réduisant toute littérature à une entreprise douteuse. Eugenio Corti s’interroge : l’écriture de Joyce et de Proust ne serait-elle pas une nouveauté « dans le sens de Krinovaïa » ?

Eugenio Corti, Le cheval rouge

Les sempiternelles critiques du Cheval rouge, texte foncièrement idéologique, se retournent aisément contre lui. Ses commentaires sur l’incompatibilité entre les commandes d’État staliniennes et l’art valent tout autant pour son écriture, soumise à un carcan religieux qui l’empêche d’aller jusqu’au bout du récit de guerre. Comme mû par la pudeur de dire les corps, Eugenio Corti puise dans l’arsenal de la symbolique chrétienne et détourne le regard : les hommes tombent tués par des coups métaphoriques, les blessures sont uniquement christiques (des « trous » aux bras, aux mains, à la poitrine), et tout le monde meurt en martyr.

Les personnages sont tous affreusement bons, à quelques rares exceptions près, telle la figure surprenante de Praga, bourreau artiste de la torture, un méchant comme on en voit dans les contes. Le temps de quelques pages, les thèses d’Eugenio Corti cèdent le pas au roman d’aventures. La littérature se fraye un chemin par ce biais, comme dans ces images isolées, si brèves qu’elles échappent sans doute à leur auteur : des roches noires contre un coucher de soleil rouge sang, un hôpital sur le lac Majeur, de la poussière de ruines.

Le cheval rouge s’enfonce progressivement dans l’amertume. Le référendum sur le divorce de 1974 est vécu comme une bataille décisive contre la déchristianisation, les prêtres sont trop permissifs, les homosexuels porteurs de la « corruption originelle »… La nature elle-même est infectée par les crimes des hommes, les branches d’un arbre ressemblent à « des osselets », les tournesols à « de petits squelettes ». L’Arbre de vie ne poussera pas tant que les croisés n’auront pas trouvé leur Graal.

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