Le roman de Shubhangi Swarup, Latitudes of Longing en anglais, Dérive des âmes et des continents en français, a connu un immense succès en Inde. Cela est susceptible de nous donner quelque espoir malgré les violences qui se produisent en ce moment dans ce pays, car le point de vue est tolérant sur le plan religieux, et même parfois irrévérencieux. Cependant, on pourrait considérer que ce premier roman est composite tant il aborde de lieux et d’époques. En réalité, le lecteur n’est-il pas tout simplement invité à se confronter à la condition des êtres humains et à regarder enfin le monde ? Alors, laissons-nous guider par l’auteure, par son grand pouvoir de narration et d’évocation.
Shubhangi Swarup, Dérive des âmes et des continents. Trad. de l’anglais (Inde) par Céline Schwaller. Métailié, 362 p., 22 €
Le roman de Shubhangi Swarup commence par le récit de la vie d’un couple indien récemment marié par leurs familles. Girija Prasad s’est occidentalisé lors de ses études en Grande-Bretagne. Botaniste, il est dit qu’il a créé le Service national des eaux et forêts en 1948. Sa femme a reçu une éducation traditionnelle hindouiste. Il s’agit de découvrir l’autre, de s’adapter et parfois de se transformer à ce contact. Et pourtant, ce n’est pas la première fois qu’une réincarnation les amène à partager leur vie. La femme, Chanda Devi, est énergie, comme l’indique son nom. Elle vit dans un univers onirique et voit les fantômes qui hantent, tranquillement, leur maison dans les îles Andaman, un archipel tropical au nord-est de l’océan Indien. Elle parle aux plantes et aux arbres. Les villageois lui reconnaissent un don de double vue et se reposent sur sa sagesse. Son mari, un scientifique devenu athée, est tout d’abord dérouté, puis reconnait la force de cette femme étrangère à son propre monde. Ainsi devient-il végétarien. Le lendemain, il observe sa femme lui servir le petit déjeuner : « Il y a une vie nouvelle dans ses gestes et un sourire tapi dans son silence ».
Par petites touches, cette rencontre de deux êtres est rendue avec une grande sensibilité. Lui, devra dépasser les stéréotypes de genre sur les femmes et elle, accepter d’écouter le désir qui monte dans son corps, bien que son éducation traditionnelle n’ait pas répondu à la question qu’elle posait enfant sur la façon dont on fait les bébés. Pour nous, lecteurs occidentaux, le récit s’ancre dans une culture indienne, ne serait-ce que par les termes non traduits, dont l’exotisme est un facteur de séduction. Néanmoins, l’humour n’est jamais loin, et à plusieurs reprises ce sont les « babas », religieux qui dispensent leurs conseils aux pauvres humains égarés, qui en font les frais. Ce tableau n’est pas idyllique pour autant et le récit se termine dans une douce mélancolie, ce qui est l’un des sens de « longing ».
Le titre français du livre de Shubhangi Swarup fait, lui, allusion au lien qui unit le sort des êtres humains à la tectonique des plaques : « La géologie des îles est une histoire de conflit. Les îles Andaman font partie d’une zone de subduction, comme l’Indonésie au sud-est et la Birmanie, le Népal, l’Himalaya et le Karakorum au nord. C’est là que la plaque indienne plonge sous la plaque asiatique ». L’ouvrage va nous emmener successivement dans tous ces lieux reculés, à la rencontre de personnages ordinaires que le récit rend exceptionnels. Mais, tout d’abord, il change complètement de ton pour dénoncer la violence policière en Birmanie.
Mary, un personnage de servante appartenant à la communauté des Karens, des chrétiens venus de Birmanie, fait le lien entre ce récit et le suivant, intitulé « Ligne de faille ». S’étant enfuie avec un bouddhiste, elle est rejetée par sa communauté. Après la mort de son compagnon, elle doit abandonner son enfant. Elle ne retrouvera sa trace qu’au moment où, devenu jeune étudiant et activiste politique, il sera emprisonné. Le texte se fait plus réaliste pour dénoncer les tortures qu’il subit. Mary peut transmettre des messages à son fils grâce à Thapa, un ami de celui-ci, sorte de brigand au grand cœur.
C’est lui que nous suivons dans Thamel, le quartier des sorties nocturnes à Katmandou, avant de l’écouter inventer des histoires pour consoler une jeune prostituée. Il en arrive à lui expliquer la nature de leur pays dont les habitants n’ont pas « gravi ses plus hautes montagnes, préférant leur vouer un culte ».
Thapa lui-même tente sa chance de contrebandier en passant la frontière. Il se retrouve en pays drokpa coincé « entre les murs abrupts du Tibet au nord et le précipice vertigineux de l’Indus au sud ». Une nouvelle histoire d’amour entre le chef du village et une cachemiri nous est racontée à demi-mot, comme si l’écrivaine était aussi étonnée que ses personnages par ce qui leur arrive : ils éprouvent un sentiment que leur âge fort avancé n’émousse pas. Quelle délicatesse dans l’évocation des difficultés qu’endurent des corps usés par la vie !
Cette constellation d’histoires montre les êtres humains comme des fourmis qui s’agitent sur une planète où les éléments – humidité tropicale, séisme, tsunami, glacier – sont toujours prêts à les engloutir. La conception hindouiste de la triade associant Brahma, le créateur des mondes successifs, Vishnu, le préservateur, et Shiva, le destructeur, s’entend derrière le texte de la romancière : « Et dans ce monde nouveau, il n’y a pas d’étoiles, pas de satellites, pas de planètes, pas de constellations ni de poussière céleste pour encombrer l’espace. Dépourvu de mouvements tectoniques, d’évolutions et de toutes les autres transitions inexorables, le vide est la seule chose qui existe. Un vide hors de portée de cet univers en expansion et de l’emprise perpétuelle du temps ».