Décamérez ! La feuille de sauge (j25)

Du néologisme verbal décamérer : « sortir de sa chambre en restant confiné ». Vingt-cinquième jour de confinement : « danger des jardins, encore ».

À Florence, une nommée Simone filait de la laine. Elle travaillait dur, mais elle avait aussi un amoureux : Pasquin. Ouvrier lui aussi. Tout allait bien. Elle soupirait après lui presque à chaque tour de fuseau. Il lui avait fait une cour assidue, prétextant de nombreuses livraisons pour aller la voir filer tous les jours.

Ils mêlèrent enfin leurs fuseaux.

Leurs sentiments, au lieu de s’affaiblir avec la jouissance, augmentaient de jour en jour. Ils n’étaient jamais assez ensemble, et c’était toujours trop court.

Pasquin finit par lui donner l’adresse d’un jardin. Ils devaient s’y rejoindre le dimanche, avec un couple d’amis. Ils auraient du temps, de l’espace – enfin.

Le jardin était très agréable, et rempli de détours qui poussaient à l’intimité. Pasquin et Simone s’écartèrent un moment de leurs amis, Main dans la main – ils s’échappèrent.

On devine quoi et pourquoi.

Comblés de tant de liberté, ils se reposèrent l’un contre l’autre, gaiement. Ils faisaient déjà des plans pour revenir au plus vite, et exploraient distraitement leur nouveau paradis.

Un buisson de sauge attira l’attention du jeune homme. Il en cueille une feuille, et s’en frotte les dents : il n’y avait rien de meilleur pour les blanchir ! La plante au bord des lèvres, il devient soudain tout pâle.

Il perd la vue, la parole, la vie.

Simone ne comprenait rien. Elle se mit à le secouer, à hurler, à crier au secours pour alerter ses amis. L’autre couple arriva en courant. Rien d’égal à leur étonnement quand ils virent Pasquin étendu et sans vie. Le garçon aperçut que le corps de son ami était enflé et son visage couvert de tâches noires.

« Misérable, tu l’as empoisonné ! »

Décamérez ! La feuille de sauge, ou danger des jardins, encore (j25)

© Gallica/BnF

Simone, encore sous le choc, était paralysée, elle ne parvenait pas à ouvrir la bouche – son silence acheva de l’accuser. Les jardiniers, les voisins s’étaient rassemblés près du corps. Simone avait beau s’en défendre, on la croyait coupable. Elle fut saisie, conduite au juge pour comparution immédiate.

Le juge l’interrogea. Assez vite, il fut convaincu de son innocence. Pour mener son enquête, il voulut la conduire sur les lieux où la mort était survenue. Le cadavre s’y trouvait encore. Simone, avec peine, raconta en détail tout ce qui s’était passé.

– entrée dans le jardin – promenade – disparition furtive – (ellipse) – tête à tête…
Elle parlait avec difficulté. Des témoins s’énervaient de ses simagrées et hurlaient : « Sorcière ! Qu’on la condamne, au feu ! » Le juge, impassible, l’exhorta calmement à poursuivre. Elle reprit.

…tête à tête – rendez-vous – la sauge : il n’y avait rien de mieux pour blanchir les dents !

Simone tremblait. Elle prit une feuille de sauge et refit exactement le geste, pour lui montrer la scène. Et voilà qu’elle devient toute pâle, elle aussi : elle perd l’usage de la parole et s’écroule, à côté de son ami.

Grand silence, dans le jardin. Ainsi finirent le même jour, et presque à la même heure, l’amour et la vie de ces deux jeunes gens.

Heureux tous deux s’ils s’aiment autant dans l’autre monde…

Le juge ordonna sur le champ qu’on arrachât le plant de sauge, empoisonné. Sous ses racines, on découvrit alors un crapaud d’une grosseur énorme, qui fit frémir la foule. On décréta qu’il avait infecté la plante, avec son venin. Personne n’eut le courage d’approcher l’animal, qu’on fit brûler sur place avec la sauge, dans le trou qu’elle avait laissé.


En attendant Nadeau s’est proposé d’héberger ce « néodécameron » abrégé : Décamérez ! est une traduction recréatrice improvisée, partagée avec vous au jour le jour, pour une drôle de saison.