Une « tradition » s’il vous plaît ?

Voici deux livres sur le pain, aussi passionnés l’un que l’autre. Le premier, Marx et sa baguette, est l’œuvre d’un merveilleux Japonais, Itaru Watanabé, dont l’existence a été transformée par la lecture du Capital et une vocation boulangère. Le second, Pour le pain, est l’œuvre du célèbre historien américain Steven L. Kaplan, qui depuis des décennies a fait du pain son domaine d’étude. Tous deux militent pour les plus belles et les plus savoureuses des mies et des croûtes, et, par leurs propos techniques, historiques, politiques ou éminemment personnels, convainquent un lecteur charmé que, de sa miche quotidienne, peuvent venir plaisir, sagesse et révolution.


Itaru Watanabé, Marx et sa baguette. Trad. du japonais par Tomomi Akimoto. Decrescenzo Éditeurs, 167 p., 21 €

Steven L. Kaplan, Pour le pain. Fayard, 366 p., 22 €


Marx et sa baguette, joli petit ouvrage agréable à tenir en main (bravo aux éditeurs), est le récit d’une quête, celle de Watanabé pour s’inventer une existence utile et intéressante où il ne serait ni exploiteur ni exploité. Il y a réussi, puisque aujourd’hui dans son échoppe « complètement isolée […] d’une vallée de montagnes », dans la préfecture de Tottori, il vit de la confection de produits d’une admirable simplicité (pain, bière) qu’il a lui-même mis au point. Il travaille avec sa femme et quelques employés équitablement rétribués à qui il accorde, comme à lui-même, un mois de vacances – chose inouïe au Japon ! Et, attention amateurs de pain au levain de saké, le magasin n’est ouvert que quatre jours par semaine.

Le refus des rapports d’exploitation n’a d’égal chez Watanabé que son amour pour… la fermentation. Un amour qui a pris chez lui la forme de la recherche du levain parfait, en partie parce qu’à ses yeux celui-ci offre la plus belle des réponses à l’artificialité capitaliste décrite par Marx. En effet, à l’argent capitaliste imputrescible et artificiellement proliférant, il oppose la réalité vivante de la nature (dont les agents les plus extraordinaires sont les ferments) qui crée et fait pourrir sans relâche. Et, à l’image de la nature, où aucun élément ne monopolise les richesses ni n’empiète sur les autres, et où tout finit par se décomposer, il cherche à inventer « une économie qui pourrit » pour « rendre notre quotidien plus gai, plus reposant et éclairer de joie notre vie ». Empreint de cet idéal, il a choisi – quoi de plus approprié ? – la boulange, métier de dialogue avec les moisissures, si on l’exerce dans les règles de l’art et non dans celles de l’industrie.

Le pain selon Itaru Watanabé et Steven L. Kaplan : une tradition

Le défi que se donne Watanabé est d’autant plus grand qu’il s’intéresse à une moisissure bien particulière, celle du ferment de koji. Ce sont ses tentatives pour le récolter qu’il nous raconte ; elles semblent dignes à la fois de Louis Pasteur et de Woody Allen. Dans une page, par exemple, il se décrit goûtant des grains de riz qu’il a laissés pourrir afin de déterminer parmi les jaunes, les orangés et les noirs la décomposition la plus satisfaisante pour son projet. Son épouse, Mari, un peu inquiète, lui a souhaité bonne chance.

Mais, après l’apprivoisement des spores d’Aspergillus, le réglage des températures et des courants d’air, le changement de quelques objets et ingrédients pour d’autres (pas de panières en plastique mais en bambou, pas de riz « biologique » mais du riz de culture naturelle), ses efforts se sont trouvés couronnés de succès. Bravo, Itaru ! Dans une petite suite d’illustrations fort sympathique qui ponctue son ouvrage, il nous enseigne aussi, au cas où nous en aurions envie, comment faire le pain au levain de saké. Mais, pour les paresseux, peut-être est-il plus simple, l’Aspergillus étant d’un naturel capricieux, de se rendre au 214-1 Ose, Chizu-Cho, Yazy-gun, 989-1451, préfecture de Tottori, en ayant au préalable vérifié les jours d’ouverture.

Le livre de Steven Kaplan, Pour le pain, est bien différent mais, on l’a signalé, tout aussi passionné. Le pain dont il parle est moins exotique que celui de Watanabé, puisque c’est le nôtre, et il s’y intéresse non en praticien (tout en ayant l’expérience des pétrins et fournils français) mais en tant que très grand amateur et comme historien. Ce spécialiste qui a beaucoup écrit sur le sujet – Le retour du bon pain (2002), Le pain maudit (2005), La France et son pain (2010) –, qu’a-t-il de neuf à nous apprendre ? Une mauvaise nouvelle : la baguette se meurt ! Et avec elle, le bon pain français.

Un choc pour ceux qui, euphoriques après son ouvrage optimiste de 2002, Le retour du bon pain, et clients d’excellents artisans au coin de leur rue, croyaient l’excellence en boulangerie retrouvée et définitive. Las, non ! Les endroits où se fournissent la majorité des Français proposent, nous dit-il, des pains médiocres ou mauvais que nos compatriotes achètent dans une quasi-neurolepsie. 60 à 75 % d’entre eux consommeraient d’ailleurs toujours l’insipide baguette blanche « standard ». Quant aux boulangers eux-mêmes, Kaplan assure (dans une entrevue) que, sur les 29 000 artisans français, à peine 10 % s’intéresseraient aux questions de qualité.

Pourquoi ? Kaplan, après avoir rappelé quelle fut la culture du pain en France et établi un état des lieux contemporain qui lui fait conclure au dépérissement de celle-ci, analyse les multiples raisons de la désaffection française pour une nourriture longtemps essentielle, porteuse d’une charge historique autant que symbolique sans égale. Mécanisation, mondialisation, perte de compétence gustative… tels sont certains des coupables. Et Kaplan d’énumérer et de commenter les causes du désintérêt pour le pain, avec la précision de l’historien et du sociologue.

Le pain selon Itaru Watanabé et Steven L. Kaplan : une tradition

Cependant, en bon amoureux du pain, il ne saurait se contenter d’un constat pessimiste et, à la fin du livre, poussé par une ardeur militante, il se fait fort de proposer des solutions pour contrer cette course vers le néant organoleptique, qui serait tout aussi gravement une oblitération de savoirs, de représentations, d’histoire.

Parmi ses suggestions, toutes judicieuses, il propose l’institution de tests de dégustation que, ma foi, nous pourrions utiliser nous aussi en famille ! Essayons voir. Allez, tante Félicie, Gédéon, grand-père… sauriez-vous évaluer notre pain de ce jour selon cinq critères, pour une note finale sur 20 ? Après, nous jouerons à la belote.

1. L’aspect : de 0 à 3

2. La croûte : de 0 à 3

3. La mie : de 0 à 3

4. La mâche : de 0 à 1

5. Arômes/odeurs : de 0 à 5

6. Goûts/saveurs : de 0 à 5

Le pain selon Itaru Watanabé et Steven L. Kaplan : une tradition

Paris (2015) © Jean-Luc Bertini

Et pour mieux nous livrer à cet exercice, laissons-nous guider par les critères poétiques et savants de Kaplan sur le bon pain. Sa croûte « chante » à la sortie du four ; sa mie, « nacrée plutôt que blanche », possède une texture « élastique, ni collante, ni cotonneuse [… ] gracieuse mais bien tissée » ; sa mâche, qui commence par un contact « non agressif », ne doit pas « fondre tout de suite » mais « révéler progressivement la puissance relative de son goût » ; son arôme – dépendant de molécules volatiles qui atteignent l’épithélium olfactif du nez – peut suivre une échelle d’intensité allant du « terne/pâle » à l’« éclatant/vif », etc.

Ce jeu du développement de la sensibilité gustative pourrait bien mener à l’extension du domaine des plaisirs, des mémoires et des luttes. Pour le pain et Marx et sa baguette nous le font comprendre chacun à sa manière. Somme toute, Itaru Watanabé et Stephen Kaplan, même combat ! Lisons-les.

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