Une fresque sanglante

La gigantesque fresque composée par Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri dans Barbarossa donne un tableau à ce jour sans équivalent des six premiers mois de la guerre entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique, marquée par l’incroyable sauvagerie de la Wehrmacht et par la panique d’un Staline obtus dont les décisions stupides (attaques frontales, assimilation de tout recul à une trahison) déciment l’Armée rouge.


Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue. Passés Composés, 958 p., 31 €


Un an et demi après avoir signé un pacte de non-agression avec Staline, le 18 décembre 1940, Hitler signe la directive dite « Barbarossa » qui prévoit l’attaque prochaine et bientôt victorieuse de l’Union soviétique  : « Les forces armées allemandes doivent se tenir prêtes, y compris avant la fin de la guerre avec l’Angleterre, à abattre la Russie soviétique en une campagne rapide », qui doit être bouclée d’ici la fin de 1941, six mois au plus après le déclenchement, le 22 juin 1941, d’une invasion qui prend par surprise un Staline toujours lent à réagir, sauf pour déclencher l’une de ses sanglantes chasses aux sorcières.

L’ouvrage est sous-titré : 1941. La guerre absolue. Hitler envisage en effet d’exterminer 30 millions de Soviétiques, dont tous les juifs, de détruire Moscou et Leningrad et de réduire, dans les territoires annexés par le Reich, les survivants à l’état d’esclaves. Aussi, dès les premiers jours de la guerre, la Wehrmacht massacre-t-elle à loisir les civils pour créer le climat de terreur indispensable. Dès le 27 juin, à Bialystok, ville qu’elle occupe, rappellent les auteurs, « sans tirer un coup de feu », la Wehrmacht assassine plus de 2 000 juifs, « fusillés dans les maisons et les rues, assommés ou brûlés vifs dans la synagogue », et ce n’est qu’un modeste début. Ainsi, le général Erich Hoepner explique à ses officiers : « Le combat doit avoir pour but la destruction de la Russie actuelle et c’est pourquoi il doit être mené avec une dureté inouïe. Chaque engagement doit être mené, dans le plan et l’exécution, avec une volonté de fer pour obtenir l’anéantissement complet et impitoyable de l’ennemi. En particulier aucune grâce ne sera accordée aux porteurs de l’actuel système russo-bolchevique ».

Le récit de la campagne et de chaque bataille est ici accompagné d’une étude très détaillée de leurs modalités stratégiques. Récit impressionnant par sa précision et sa minutie, dont la valeur réelle ne peut que m’échapper : ma formation militaire se réduit, en effet, à 18 mois de service militaire comme soldat de 2e classe dans un régiment d’infanterie de marine, où les seules « manœuvres » consistaient en marches monotones d’une quarantaine de kilomètres, bagage bien maigre pour décrypter les analyses fouillées de nos deux auteurs. Le lecteur qui ne sort pas de Saint-Cyr peut cependant prendre plaisir à voir décortiquer les opérations les plus complexes, les erreurs éventuelles de leurs concepteurs ou de leurs exécutants et les grains de sable qui parfois enrayent leur mise en œuvre.

Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue

Soldats allemands à l’approche de l’Union soviétique (juin 1941) © Bundesarchiv, Bild 101I-265-0026A-30 / Bieling / CC-BY-SA 3.0

Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri tracent de Staline chef de guerre un portrait accablant : « Il ne comprend pas grand-chose aux opérations telles qu’elles se déroulent concrètement […] Il néglige les questions d’organisation, donne à la rotation des personnels une vitesse destructrice, réduit à rien les contraintes de temps, d’espace, de logistique, ignore la fatigue des hommes et des machines, sous-estime l’ennemi. Il impose ses décisions, souvent réduites à des slogans – attaquer, reprendre – sans tenir compte des avis compétents. Enfin il communique à ses généraux un terrifiant dédain des pertes humaines. Bref, il fait montre dans les affaires militaires comme dans les questions agricoles ou industrielles d’une brutalité sans borne. […] En 1941, ses bévues, ses obsessions, ses slogans sont responsables de plusieurs millions de pertes ».

Bilan de ce sombre tableau ? « Aucun soldat de la Seconde Guerre mondiale n’a été autant maltraité par les siens que le soviétique […] Aucun n’a connu des pertes comparables. Aucun ne s’est rendu ou n’a déserté à pareille échelle. Aucun n’a aidé l’ennemi avec autant d’empressement : de 1941 à 1945, entre 1,3 et 1,5 million de citoyens soviétiques combattront dans la Wehrmacht ou la SS, ou serviront la police allemande, près d’un millions d’autres, les Hiwis, auxiliaires volontaires, seront hommes à tout faire dans ses armées. Aucune armée, aucun régime, enfin, n’a en telle quantité fusillé ou sommairement abattu ses propres soldats ». Où l’on voit que Hannah Arendt, en affirmant que le régime totalitaire « reposait sur les masses », confondait, en ce qui concerne le régime stalinien, l’histoire réelle et la propagande… Pour Staline, qui en 1937 avait, par l’une de ses antiphrases rituelles, qualifié l’homme de « capital le plus précieux », le soldat n’est que chair à canon. Il est donc en partie responsable des 27 millions de morts que la guerre a coûtés à l’Union soviétique. Les auteurs affirment néanmoins : « La structure du régime qu’il a façonné est telle que l’on ne peut pourtant échapper à ce jugement paradoxal : si l’Union soviétique a failli sombrer par sa faute, elle ne pouvait se sauver sans lui. »  « Sans Staline l’URSS ne peut survivre », ajoutent-ils.

On passe là du constat factuel incontestable, du récit, à l’hypothèse. Ne peut-on vraiment échapper à ce « jugement paradoxal » qui présente Staline à la fois comme le bourreau destructeur et le sauveur de l’URSS ? Qu’est-ce donc d’abord que la « structure du régime » ? L’énorme appareil du parti communiste, qui double les structures mêmes de l’État et dont, à Moscou, des milliers de membres à l’approche de la Wehrmacht déchirent ou jettent en toute hâte leur carte. Les deux forment un gigantesque appareil bureaucratique parasitaire très peu efficace, dont le monolithisme apparent n’est maintenu que par la terreur imposée par le NKVD. Or, même l’appareil policier est d’une solidité incertaine. Ainsi, un major du NKVD rapporte que, dans le secteur dont il a la charge, sur les 23 064 hommes arrêtés par ses unités, 2 164 sont des officiers politiques, chargés de contrôler le corps des autres officiers et de pousser au combat les soldats hésitants devant le massacre qui les attend.

Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue

Panneaux en Biélorussie pendant l’opération Barbarossa (1941)

Le salut de l’URSS dépendait-il donc obligatoirement de cette « structure » si sanglante, ruineuse et inefficace, et donc de l’homme placé à sa tête ? Un détail permet d’en douter. Pourquoi, en juin 1937, alors même que la guerre semble à tous inévitable et prochaine, Staline envoie-t-il à la mort l’ensemble du haut état-major de l’Armée rouge (Toukhatchevski, Kork, Poutna, Eideman, Primakov), accusé bien entendu de complot avec la Wehrmacht ? Trotsky voyait dans cette liquidation un « massacre préventif ». Certes. Mais préventif de quoi ?

Un épisode bien connu de Barbarossa, rappelé par nos deux auteurs, suggère la réponse. Le 29 juin 1941, à la suite de la chute de Minsk, Staline, démoralisé, se terre dans sa datcha de Kountsevo et ne vient pas au Kremlin. Un vide se crée à la tête de l’URSS. Ses collaborateurs du bureau politique, affolés, se précipitent à la datcha et l’invitent à reprendre les choses en main en formant un comité d’État à la Défense qu’il présiderait. Il accepte. Si Molotov, Beria et les autres avaient tardé à réagir, un général ou des généraux auraient vite pu combler le vide créé par l’absence du chef suprême dans un pays à la dérive…

C’est sans doute pour prévenir une telle situation que Staline, en juin 1937, avait liquidé tous les chefs militaires susceptibles de prendre en main le destin d’un pays menacé par son incapacité suicidaire, puis au début de la guerre les principaux chefs de l’aviation. Menacés d’extermination, les peuples soviétiques auraient cherché et pu trouver un chef militaire beaucoup plus compétent et beaucoup moins sanglant que le secrétaire général du parti communiste, capable de les mobiliser pour leur survie, quitte à se regrouper derrière l’Oural comme Lénine l’avait envisagé en 1918 lorsque l’armée russe avait cessé d’exister. En tout cas, la guerre venue, l’ombre d’un Bonaparte susceptible de remplir ce rôle pousse Staline à soumettre l’Armée rouge à  une terreur permanente : « Des centaines d’officiers soviétiques pris dans le maelstrom de Barbarossa seront arrêtés, torturés, exécutés ou emprisonnés. Parmi eux 33 généraux. » Cette terreur exercée contre le corps des officiers et des généraux durera jusqu’à la victoire… et se prolongera jusqu’en 1950.

Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue

Avion soviétique détruit pendant l’opération Barbarossa (1941)

Staline enfin a bénéficié d’un allié de poids inattendu : Hitler. Ce dernier s’est interdit toute possibilité d’utiliser à son profit la haine que des millions de Soviétiques ressentaient pour Staline et son régime, surtout depuis la famine de 1932-1933 qui, grâce aux ordres à la fois stupides et criminels du pouvoir, avait tué, en particulier en Ukraine et au Kazakhstan, près de 7 millions de personnes. Le premier jour de la guerre, le nationaliste ukrainien fascisant Stepan Bandera proclame à Lvov un gouvernement ukrainien, doté d’un Premier ministre, Stetsko. Mais les esclaves de demain ne sauraient avoir un gouvernement, même antibolchevique et fantoche. Les nazis arrêtent les deux hommes et les internent en même temps qu’ils déchaînent une terreur invraisemblable dans les territoires qu’ils occupent. La férocité de la Wehrmacht poussera vite de nombreux paysans ukrainiens, qui ont d’abord reçu les soldats allemands avec du pain, du sel ou des fleurs, à remplacer ces aimables présents par des fusils.

On le sait, l’opération Barbarossa échoue devant Moscou au début de décembre 1941 et une contre-offensive lancée par Joukov repousse de cent à deux cents kilomètres l’armée allemande qui reprendra sa marche en avant quelques mois plus tard. Affirmant que « la bataille de Moscou […] ne revêt pas de caractère décisif par elle-même », car « les Soviétiques ont raté le coche », les deux auteurs concluent de façon surprenante : « La “bataille de Moscou” est néanmoins un moment important dans un continuum, celui de l’usure générale de la Wehrmacht qui débute le 22 juin et non pas le 5 décembre 1941. La contre-offensive de Joukov a révélé et aggravé l’échec de Barbarossa, qui était déjà évident avant et sans elle ». Bref, tout était joué dès le premier jour de la guerre malgré les apparences triomphales du Blitzkrieg. La défaite d’Hitler était donc en germe dans le plan même de Barbarossa. Cette vision réduit à rien ou presque le rôle de sauveur paradoxal que les auteurs attribuent à Staline.

Pourquoi cet échec était-il en germe dans l’entreprise elle-même ? Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri s’attachent surtout à souligner les erreurs stratégiques de l’armée allemande : « La Wehrmacht a négligé d’une façon qui semble rétrospectivement incompréhensible les contraintes de temps et d’espace. Pire encore, elle n’a pas été capable de donner un objectif clair à la campagne. Leningrad, Moscou, le Caucase, où fallait-il porter le fer pour faire exploser le système adverse ?  Ce point était-il atteignable en une unique campagne ? Si oui, combien d’encerclements fallait-il réussir pour décapiter l’hydre ? Un, deux, trois, dix ? Quel tempo adopter ? Où marquer des pauses… », etc. Toutes ces explications reflètent sans doute la réalité, mais l’essentiel n’est-il pas dans le constat que la guerre d’extermination et d’asservissement d’un pays de quelque 170 millions d’habitants, voulue par Hitler, était, à cause même de son caractère absolu, d’emblée condamnée à l’échec, quelles qu’aient pu être la violence des moyens employés et l’habileté stratégique des chefs militaires chargés de la mettre en œuvre ?

Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue

Barbarossa est donc un livre à lire par quiconque veut tenter de saisir la réalité de ces mois décisifs de l’histoire de l’Europe. Un bémol, néanmoins. On le sait, au moins depuis la dernière réplique de Certains l’aiment chaud : « nul n’est parfait ». Quand Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri évoquent l’histoire antérieure de l’URSS, ils égrènent çà et là des formules journalistiques rituelles sommaires, voire douteuses. Ainsi, selon eux les victoires de l’armée allemande sur le front de l’est en 1916-1917 sont « le résultat d’une adroite gestion politique de la guerre, notamment de la manipulation du paquet de dynamite qu’est Lénine ». Or les Allemands ont laissé rentrer en Russie au printemps 1917 280 révolutionnaires russes exilés en Suisse, dont certains partisans de la guerre jusqu’à la victoire et non le seul Lénine et ses amis ; de plus, le Lénine de mars 1917 n’est encore que le chef d’une fraction minoritaire de la social-démocratie russe qu’il contrôle si mal qu’il s’annonce dès le 9 avril prêt à la scissionner ! Personne alors ne devine en lui le Lénine d’octobre 1917 et, lorsqu’il annonce au congrès des soviets de juin 1917 que son parti est prêt à prendre le pouvoir, toute l’assistance éclate de rire. Enfin, l’armée russe se décompose depuis la fin de 1916, non sous le coup d’une propagande bolchevique, longtemps marginale, mais sous l’effet de ses défaites successives, de la nullité de son état-major et du fossé croissant qui se creuse entre ce dernier et la masse des soldats-paysans.

Le régime soviétique serait, enfin, « paranoïaque par nature, [car] il est né d’un putsch groupusculaire et craint de périr de même ». Comment donc les auteurs d’un « putsch groupusculaire » auraient-ils pu finalement vaincre les cinq armées blanches de Krasnov, Denikine, Koltchak, Ioudenitch, Wrangel et celle plus modeste de Miller, toutes soutenues financièrement par la France, l’Angleterre, les États-Unis et quelques autres puissances ? Un peu plus loin, évoquant les détachements de barrages du NKVD installés derrière les troupes pour abattre les soldats qui reculaient, les deux auteurs affirment :  « Ces pratiques mises en place par Trotski sont héritées de la guerre civile russe ». Mais, dans la guerre civile russe, il n’y a eu de détachements de barrage ni chez les Rouges ni chez les Blancs.

Les auteurs mettent enfin certains décisions de Staline sur le compte de son idéologie, à savoir « le marxisme [qui] comme le freudisme souffre d’une névrose de surinterprétation ». L’idéologie de Staline se réduit à une conception policière de l’histoire qui voit dans tout échec, voire toute difficulté mal surmontée, le produit du sabotage ou de la trahison. Elle règle donc – si l’on peut dire – le problème en fusillant les prétendus saboteurs ou traîtres. Cette vision primitive n’a évidemment rien à voir avec le marxisme. S’il importe de signaler la douzaine de scories qui émaillent ainsi ce livre ici ou là, elles n’occupent qu’une part infime de ce tableau magistral de l’opération Barbarossa.

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