La planète des signes

Il paraît rassurant de se dire qu’ésotérisme et occultisme relèvent simplement de l’innocente bêtise. Quel mal y aurait-il à croire que Hitler était manipulé par la « société Thulé » ou de se représenter la SS comme un ordre chevaleresque initiatique au logo inspiré des runes ? Cela relèverait d’une sous-littérature indigne de toute étude noble. En s’y intéressant quand même, Stéphane François met au jour les enjeux politiques de cette mythologie.


Stéphane François, L’occultisme nazi. Préface de Johann Chapoutot. CNRS Éditions, 232 p., 24 €


Commençons par un regret : le titre accrocheur apposé sur la couverture n’est pas conforme à ce que l’on découvre dès l’ouverture du livre. Si le nom de Johann Chapoutot ne figurait pas aussi sur la couverture, comme préfacier, on n’irait pas voir un tel ouvrage dont l’éditeur suggère qu’il va infuser une nouvelle fois le breuvage déjà tant de fois servi en vertu duquel l’occultisme aurait eu une importance décisive dans la conception du monde nazie. On connaît déjà la ritournelle sur Himmler et l’Ahnenerbe, ou celle sur le pouvoir occulte de la « société Thulé ». Or, contrairement à ce qui est claironné, Stéphane François ne prétend pas « dévoiler l’occultisme nazi » ni même broder sur ce thème.

Stéphane François, L’occultisme nazi

Ce n’est qu’une affaire de guillemets – qui changent tout. Spécialiste de l’extrême droite radicale en tant que professeur de science politique, Stéphane François s’attache à prouver que « les rapports de l’occultisme et du nazisme relèvent du mythe », en ce sens que « l’occulte n’a joué aucun rôle dans la structure du IIIe Reich ni dans son idéologie ». Il lui faut pour cela montrer d’où vient ce mythe. En l’occurrence, d’une thèse formulée et développée en 1960 par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans Le matin des magiciens. Le fabuleux succès de ce livre et de ses produits dérivés vendus sous la marque Planète est en lui-même un phénomène intellectuel et politique, qui mérite d’autant plus l’attention qu’il aura été au cœur de la propagande développée par une ultra droite explicitement raciste. Non seulement certains thèmes ésotéristes vont clairement dans le sens de cette propagande, mais le simple fait de croire qu’une société secrète aurait été le centre caché du pouvoir nazi renforce le prestige de celui-ci. Une chose est de tenir des discours irrationnels, une autre de faire confiance a priori à ce que l’on sait être irrationnel.

Plus que le nazisme historique et sa chute lamentable, l’enjeu est l’idéologie propagée dans les années 1960 et 1970 par des survivants du régime et leurs sympathisants. Ce fut l’objet des livres des collections « L’aventure mystérieuse » des éditions J’ai lu et « Les énigmes de l’univers » de Robert Laffont. Mais cela retentit sur des films comme Les aventuriers de l’arche perdue, des bandes dessinées comme La malédiction des trente deniers, une aventure de Blake et Mortimer, ou , aventure de Corto Maltese. On peut aussi citer des scénarios de jeux vidéo ou la musique « europaïenne » de quelques groupes de rock métal.

Stéphane François fait mieux que nier l’existence de sociétés ésotéristes dans la mouvance nazie. Il montre ce qu’elles furent en réalité, par qui elles furent animées et qui elles inspirèrent – en pratique, du côté nazi, uniquement Hess et Himmler. Oui, la « société Thulé » a bien existé, comme plusieurs autres de cette mouvance völkisch, nées de la défaite de 1918 ; mais elles n’avaient rien de secret, et de la biographie de leurs animateurs on peut conclure que leur influence réelle aura été minime et nullement assimilable à quelque gouvernement caché. Après cette minutieuse enquête, la seconde moitié du livre est consacrée au portrait d’une demi-douzaine de personnages actifs dans ces milieux – le seul un peu connu étant Julius Evola – et à la manière dont ils ont diffusé leurs thèses racialistes sous couvert de cette sous-littérature qui a rencontré un large public.

Stéphane François, L’occultisme nazi

Il semble de nos jours aller de soi que le complotisme présente quelques affinités avec des obsessions de l’extrême droite traditionnelles depuis le Protocole des sages de Sion. Or l’ésotérisme non plus n’est pas politiquement inoffensif, à la fois du fait des thèmes auxquels il se complaît et à cause de sa fascination pour des « vérités » qui ne vaudraient que par leur inaccessibilité au commun des mortels. Dans Le pendule de Foucault, Umberto Eco s’en était amusé : il avait construit son roman comme une mise en abyme de ces thématiques. Ces histoires d’armes secrètes, d’Antarctide creuse, d’Hyperboréens-Atlantes, de néo-paganisme nordiciste, paraissaient ridicules. Grâce à Stéphane François, on voit en outre ce qu’elles ont de nocif – pas seulement pour l’intelligence. On ne va pas tenter de prouver que Hitler ne s’est pas enfui en soucoupe volante vers un royaume caché dans les entrailles de la terre ; l’intéressant est de découvrir qui raconte ce genre de choses, et dans quelle intention.

On ne peut pas grand-chose contre l’irrationalisme ; il ne sert donc à rien d’argumenter contre la bêtise d’une sous-littérature dont l’énorme succès populaire relève d’une époque passée. Mais l’ésotérisme subsiste et occupe beaucoup de place dans les rayons des supermarchés de la culture. Certains, qui ne sont pas incultes, persistent à préférer Jung à Freud, ou peuvent être séduits par un radicalisme écologiste susceptible d’opposer l’humanité à une Terre-Gaïa assimilée à une divinité fondamentale. Il n’est pas malsain de rappeler l’importance du végétarisme et des médecines alternatives pour des personnages comme Himmler, l’organisateur de la Shoah. Inquiétante aussi, toute une part de l’idéologie New Age, et troublante, l’attitude de ceux qui se veulent des « initiés » à la mode guénonienne ; la plupart sont loin de percevoir le lien entre les grands thèmes de l’ésotérisme et l’idéologie propagée par des nostalgiques du nazisme, les brumes nordiques d’un néo-paganisme aryaniste. C’est aussi que cette idéologie est souvent mal connue et confondue avec les autres populismes et racismes, ou avec le suprémacisme des Blancs américains, dont les mythologies sont autres. Avec l’accumulation de faits et de portraits qu’il présente, Stéphane François a construit une œuvre de salubrité intellectuelle qu’il faut saluer.

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