La mémoire de Beyrouth

En ce moment, sur les murs de Beyrouth, on peut voir une très belle affiche avec un visage de femme en colère, en rouge sur fond blanc. Sous l’image, un mot en arabe : « Révolution ! » Le dessin est de Lamia Ziadé dont le livre, Bye Bye Babylone. Beyrouth 1975/1979, est sorti en France au moment où démarrait le mouvement de protestation au Liban.


Lamia Ziadé, Bye Bye Babylone. Beyrouth 1975/1979. P.O.L., 384 p., 36,90 €


En 2010, Lamia Ziadé avait publié une première version de ce récit autobiographique illustré racontant la guerre du Liban vue par une petite fille de sept ans (Denoël Graphic). Entre-temps, elle avait fait le très beau Ô nuit, ô mes yeux (P.O.L., 2015), puis Ma très grande mélancolie arabe (P.O.L., 2017). Le nouveau Bye Bye Babylone est une édition augmentée (il a 100 pages de plus).

Dans ce livre, les Bazookas ne sont pas des armes mais les chewing-gums préférés de Lamia et de son petit frère, Walid. Et la Slavia n’est pas une bière mais l’arme des Palestiniens, puis des Kataëb qui les récupèrent sur les Palestiniens qu’ils ont tués.

Lamia Ziadé, Bye Bye Babylone. Beyrouth 1975/1979

© Lamia Ziadé/P.O.L.

Des armes, on en verra des dizaines dans ce livre, soigneusement dessinées et expliquées par l’auteure : le FAL belge des milices chrétiennes, l’Uzi israélien des Forces libanaises, des chars, des lance-roquettes de toutes provenances, et des grenades russes pour tout le monde.

Même précision du texte et de l’image dans la description du Beyrouth d’avant-guerre : Smacks de Kellogg’s, ketchup Libby’s, hôtel Holiday Inn, Pâtisserie suisse, Café de Paris, cinéma Métropole, sont autant de signes d’un amour sans réserve pour l’Occident.

Alors que la ville est une poudrière et que les combats se préparent, les Beyrouthins veulent toujours croire que leur pays est « à la fois la Suisse, le Paris, le Las Vegas, le Monaco et l’Acapulco du Moyen-Orient. Des terrasses de Raouché où nous allons parfois prendre un banana split, on ne voit pas les bidonvilles chiites et les camps palestiniens ». Un dernier déjeuner de famille dans un restaurant de campagne (robe à smocks en vichy rouge, balançoire dans le jardin). Au retour, ce ne sont plus que routes barrées, crépitement des armes automatiques, flammes, cris et panique. « La fin de l’innocence. »

Lamia Ziadé, Bye Bye Babylone. Beyrouth 1975/1979

© Lamia Ziadé/P.O.L.

À partir de là, dans les souvenirs de l’enfant devenue adulte et graphiste, il y a des bombardements et la crème Nivea de sa grand-mère ; des maisons incendiées et le chemisier Daniel Hechter de sa mère ; des éclats d’obus que les enfants collectionnent, des corps démembrés. La vie quotidienne au milieu de la guerre. Entre la barbarie de la guerre civile et le style de Lamia Ziadé qui évoque la naïveté et les couleurs joyeuses des dessins d’enfants, la collision est violente. Et féconde.

On découvre de très précises présentations des forces en présence (une douzaine de groupes aux alliances changeantes) avec description des préférences vestimentaires : Ray-Ban, moustaches, chemises ouvertes sur des chaînes en or, pantalons pattes d’eph’ ou portraits de la Vierge sur la crosse des fusils. Il y a des combats sanglants et des quartiers incendiés, des groupes ennemis qui se mettent d’accord pour interrompre les hostilités le temps de mettre à sac un quartier. Les appareils Brandt, Philips, Moulinex seront rapportés à la maison. Les vêtements et accessoires – chemises hawaïennes, boas, fourrures – sont récupérés par les miliciens pour se constituer des tenues de combat d’une grande créativité.

On lit aussi un récit de la dantesque « bataille des hôtels », avec portraits de miliciens « archidrogués [qui] se vautrent dans les fauteuils en velours rouge des bars feutrés et vident des bouteilles de Dom Pérignon et de Chivas dans des verres en cristal, jouant quelques notes au piano, la kalach toujours à portée de main et les cadavres de leurs ennemis à leurs pieds. C’est la guerre désinvolte. Chez nous, l’important, c’est le style ».

Lamia Ziadé, Bye Bye Babylone. Beyrouth 1975/1979

© Lamia Ziadé/P.O.L.

Les parents tentent de protéger les enfants, mais la nounou et l’épicier sont là pour raconter ce qui se passe en bas de chez eux : oreilles coupées, pénis tranchés, corps traînés derrière les voitures jusqu’à ce que mort s’ensuive. La nuit, quand elle ne peut pas dormir, la petite Lamia lit Le Club des Cinq ou Les Schtroumpfs noirs à la bougie.

Et quand la ville s’embrase, la famille se réfugie à la campagne avec tantes et cousins. Ils sont jusqu’à 50 dans la maison, matelas par terre, pas d’école mais jeux de cartes, chasse aux escargots, ramassage des œufs, balades à bicyclette… « Une atmosphère de vacances dans un climat tragique. » Après le dîner, on monte jusqu’à un endroit où l’on a « une vue imprenable sur Beyrouth en feu. Ce spectacle tragique est irrésistible. Aucun film ne pourrait rivaliser avec cette vision qui vous agrippe les tripes ».

Cela fait cinq ans que la guerre a commencé, ils ne savent pas encore que le pire est à venir.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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