Proust VS Dorgelès

1919. La France sort à peine de la Grande Guerre mais la vie des lettres se poursuit. Marcel Proust a 48 ans, il a quitté Grasset pour les éditions de la Nouvelle Revue française et, en juin, il publie À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Qu’il fascine ou agace, peu importe, son roman est sélectionné pour le prix Goncourt de cette année-là. L’enjeu est de taille car il a face à lui Les croix de bois, un récit des atrocités des tranchées et du courage des poilus, signé Roland Dorgelès. C’est cette bataille du monde des lettres que raconte Thierry Laget.


Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire. Gallimard, 272 p., 19,50 €


La bataille est féroce car les cicatrices de la guerre ne sont pas encore fermées. Les termes du débat portent sur ce que devrait être le genre romanesque. Pour les uns, le roman doit être accroché au réel (ah, le réel, déjà sanctifié en 1919 !). Pour les autres, il doit être œuvre d’imagination et visionnaire. Les camps politiques et esthétiques s’opposent, se déplacent et se croisent. Les maisons Gallimard et Albin Michel, éditrice de Dorgelès, se jalousent. Les invectives pleuvent et les coups bas se multiplient, les élans fusent et les coups de cœur jaillissent. La France du XIXe siècle s’achève, celle du XXe s’annonce, mais elle n’est pas encore lestée de la violence et de la haine qui séviront dans les années 1930.

Écrivain formé par le « proustologue » Jean-Yves Tadié, Thierry Laget a choisi de se concentrer sur cet épisode très précis de l’histoire littéraire. Le pari était risqué : en 2019, la plupart des personnalités impliquées sont oubliées et les enjeux pourraient sembler datés. Or voici plus de deux cents pages où la bataille est racontée avec une joie communicative, une érudition radieuse et, surtout, une drôlerie qui ne se dément pas de la première à la dernière page. D’où vient cette drôlerie ? De ce que chaque micro-maillon de l’enchaînement de faits, de dits et de gestes qui a valu à Proust de l’emporter est une surprise. De ce que chacun déjoue les idées qu’a le lecteur de 2019 avant d’ouvrir le livre.

Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire

Lettre de Jacques Rivière à Gaston Gallimard (9 avril 1914). Éditions Gallimard

La réputation du prix Goncourt aujourd’hui, cent ans plus tard ? Elle est mauvaise. Le prix est raillé, jugé vulgaire, assimilé à un renvoi d’ascenseur incompatible avec la vraie littérature, réduit au statut de cadeau de Noël que le quidam pressé achète le matin du 24 décembre. Saviez-vous qu’en 1919 c’était déjà le cas ? Le prix était pourtant neuf, il avait été créé par les frères Goncourt en 1896 et attribué pour la première fois en 1903. Il n’avait donc que seize ans, mais il avait déjà coiffé deux concurrents au poteau, le prix de l’Académie française, créé en 1914, et le prix Vie Heureuse, ancêtre du prix Femina, dont le jury était composé de femmes.

Thierry Laget pourrait se contenter de sourire en évoquant ce prix décerné par la gent féminine, mais il glisse un rappel significatif : l’année 1919 voit pour la première fois une proposition de loi visant à instituer le vote des femmes adoptée par la Chambre des députés. Le Sénat refuse de l’inscrire à l’ordre du jour mais la proposition est débattue car elle est la reconnaissance du rôle des femmes pendant la Grande Guerre. Voilà pour le contexte historique dont l’auteur n’extrait que ce qu’il est parfaitement pertinent de préciser.

Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire

Paul Morand, portrait de Marcel Proust sur son lit de mort, novembre 1922 ©
Bibliothèque nationale de France

Les jurés ? De tous ces hommes que l’on croyait tombés dans les oubliettes de l’histoire, Thierry Laget propose une galerie vivante et jubilatoire, que ces messieurs soient inconnus, peu connus (ainsi J.-H. Rosny aîné, l’auteur de La guerre du feu), ou très connus, notamment Léon Daudet. Sur ce dernier, il est difficile de ne pas s’arrêter tant son nom est devenu synonyme d’antisémitisme et d’extrême droitisme aveugle. Laget ne fait pas l’impasse sur ces erreurs. Celles-ci sont présentes, déplorables, mais l’intention de l’auteur est de restituer la vérité des propos et des engagements de Léon Daudet, or son rôle et celui de son frère, Lucien, furent essentiels dans la reconnaissance du génie de Proust. Tout se passe comme si nous vivions avec le dépôt Léon Daudet, la face noire, et comme si Laget nous présentait le fleuve Léon Daudet, l’homme vivant, clairvoyant et amoureux des lettres. L’auteur a suffisamment de finesse pour obliger le lecteur à cette gymnastique et à cet inconfort idéologiques. La littérature et l’histoire littéraire sont aussi là pour nous heurter, bousculer nos rayonnages et rappeler les apories de chacun.

Laget aborde la question frontalement dans un chapitre intitulé « Empoisonnés d’Action française » qui montre que la dimension politique était présente dès le début. Lisez-le : vous verrez Thierry Laget remettre délicatement en place chaque élément de ces rayonnages et vous découvrirez un Proust penchant légèrement à gauche et affirmant que les vrais illettrés ne sont pas les ouvriers électriciens mais les gens du monde. On vous avait prévenus : le livre est une pochette-surprise.

Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire

Lettre de Gaston Gallimard à Marcel Proust, 8 novembre 1912 © Éditions Gallimard

Le français ? C’est aussi un des bonheurs de cet ouvrage où l’usage abondant des citations fait merveille. La lectrice qui s’adresse à vous se réprime pour ne pas multiplier les exemples de toutes les saillies et autres passes d’armes savoureuses que contient le livre. Le choix des mots, les images, les tours de magie rhétoriques sont éblouissants. Il est même permis de rire en lisant les critiques mordantes visant les méandres de l’écriture proustienne : un hommage ne va jamais sans quelques pointes coupant l’herbe sous le pied de l’idolâtrie. Mais qu’on se rassure : tous les échanges ne sont pas vaches ou insultants. La bataille Proust vs Dorgelès fut aussi l’occasion pour chacun de se livrer à des exercices d’admiration et à des déclarations d’amour lettrées et sincères.

De ce point de vue, le livre rappelle la grande tradition critique portée par un Baudelaire ou un Barthes, mais aussi par toutes ces petites mains sans lesquelles la haute couture littéraire n’existerait pas. Quant à Thierry Laget, il glisse sa plume entre celles de ses brillants prédécesseurs, liant la langue d’un XXe siècle commençant à celle du XXIe commençant, prouvant que tout ne se perd pas, les académiciens peuvent dormir, le français de 1919 n’est pas de l’ancien français, c’est encore le nôtre et il ne fait pas que s’appauvrir.

Thierry Laget, Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire

Contrat d’édition signé pour La Recherche du Temps perdu, 23 juin 1918 © Éditions Gallimard

Tout de même, pour le plaisir, puisque c’est la rentrée littéraire et que nous fêtons les cent ans du prix Goncourt remis à Proust, offrons un cadeau au lecteur et citons Émile Bergerat, membre du jury en 1919, s’exclamant : « Quelle scie que cette obligation de lire les romans des concurrents au prix Goncourt ! »

Rappelons-lui également que, s’il est à Paris (jusqu’au 23 octobre 2019), il peut se rendre 30 rue de l’Université, dans la galerie des éditions Gallimard. Il pourra y admirer plusieurs portraits de Proust, dont deux dessins de Paul Morand exposés pour la première fois : l’écrivain sur son lit de mort et l’écrivain au Ritz, tel un très chic personnage de bande dessinée noir et blanc à peine rehaussée de couleurs. Il découvrira évidemment des feuillets de manuscrits, des lettres originales, mais aussi des maquettes de couverture, un contrat d’édition, plusieurs placards d’impression, toutes les étapes qui transforment le fruit de l’imaginaire d’un écrivain en objet mis en vente (une dimension essentielle que Thierry Laget est loin d’oublier dans son ouvrage).

Ah, si tous les manuels d’histoire littéraire étaient écrits avec autant de vivacité que ce Proust, Prix Goncourt. Une émeute littéraire ! Ce serait effectivement une émeute, une douce révolution permanente, la vraie vie des lettres, en somme.

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