Une enquête sans fin

Enquêtes

L’Histoire de la colonne infâme d’Alessandro Manzoni, autrefois préfacée par Leonardo Sciascia, reparaît avec une préface d’Éric Vuillard. Cette publication donne l’exemple d’une enquête qui se démultiplie de 1630 à nos jours.


Alessandro Manzoni, Histoire de la colonne infâme. Nouvelle traduction de l’italien de Christophe Mileschi. Préface d’Éric Vuillard. Apostille de Leonardo Sciascia. Zones Sensibles, 160 p., 16 €


Il y a des enquêtes et une littérature de contextualisation ; c’est le polar qui nous l’a rendue familière. De façon oblique, on croit tout apprendre des mystères d’un lieu et de ses us et coutumes mondains ou politiques. Le roman noir des années 1970 lui a donné un nouveau prestige et on achète dans les vide-greniers des SAS ou des J.-P. Manchette qui nous rappellent le ton, les stéréotypes et les phobies d’une époque. Le savoir de l’enquête devenu le moteur d’intrigues vient des réalistes et de Zola, antérieurement des clichés du romantisme dont les fictions ont repris les physiologies à la manière de Balzac et du Livre des Cent-et-Un (1831), l’entreprise éditoriale de Curmer. Le goût romantique du singulier dans un décor d’exotisme social ou culturel conduit ensuite de Salammbô aux romans de cape et d’épée, des avant-gardes aux feuilletons à succès.

Qu’en est-il de la volonté de dire sur enquête, du récit-enquête face au vrai reconstitué et à l’inépuisable littérature « en costume », comme il y a du cinéma « en costume » ? Le genre s’est nourri d’un folklore de recherche jusqu’à plus soif et le folklorisme dévalué, ailleurs le « costumbrismo » espagnol, réinventaient et localisaient une authenticité. Les plumes incertaines en quête de ficelles ont multiplié ces recettes dont la fonction est très variable, car l’adresse reste toujours liée à des lectorats déterminés. Le cas des Fiancés de Manzoni et de son appendice, l’Histoire de la colonne infâme, invite à une réflexion dans le décalage italien, ce balcon de notre propre histoire.

Alessandro Manzoni, Histoire de la colonne infâme En attendand Nadeau dossier enquêtes

© Archives de la commune de Milan

Manzoni passa sa vie à donner aux Italiens une langue par son œuvre majeure, le roman Les Fiancés. De remaniements divers en compléments, il n’arrivait pas à y intégrer l’affaire de la colonne infâme, une enquête éclairante sur le possible par temps de panique devant la peste en 1630 à Milan, le cadre général du roman. De pauvres hères ont été torturés et condamnés à être mis en pièces avec des tenailles au fer brûlant, puis les os brisés sur la roue, et tués au bout de six heures d’agonie ; il s’agissait d’un responsable de santé et d’un coiffeur accusés d’avoir répandu la peste en enduisant les murs de leur quartier d’un onguent maléfique. On éleva sur la maison brûlée du coiffeur une colonne propre à rappeler le fait. Or, dotée de sa charge propre d’horreur, cette enquête-récit ne s’intègre pas au roman fleuve de Manzoni sous-titré Une histoire milanaise du XVIIe siècle, roman qualifié usuellement de « roman historique », fort abondant (plus de 800 pages pour Gallimard en 1995), roman somme autant que roman d’apprentissage. L’auteur a retravaillé l’ensemble de 1823 à 1842 sans pouvoir faire précisément place au récit de l’Histoire de la colonne infâme. Il l’intègre, puis l’ôte, craignant de lasser son lecteur.

Dans le registre du roman, l’auteur fouille les agents maléfiques de l’histoire, son principal instrument devenant L’Innommé, mais, de catastrophes en rebondissements de la fiction, il ne sait comment intégrer la rigueur du vrai et plus encore les aberration de ce temps passé. Manzoni pensait Risorgimento italien et sens de l’histoire. Son patriotisme l’invitait à dénoncer les forces du passé, le seigneur violent et étranger – qui entravait les amours de Renzo et Lucia. Par commodité, il reverse aux temps de la domination espagnole un Milanais encore autrichien, tandis que l’Italie est en effervescence. C’est ainsi que sa réflexion glisse vers l’individu aux prises avec les institutions et vers les hommes en responsabilité dont il faut élucider les ressorts : la malveillance des uns, la pusillanimité des victimes, la férocité des juges. L’intrigue, pour être forte, est par trop autonome, le régime discursif de la preuve et ses commentaires ne sont plus romanesques, à savoir arbitraires, ils cassent la fiction du romancier qui, lui, décide ; et bien malin qui dira d’où sort le plus grand effet de véracité ou le plus fort impact émotionnel.

L’affaire a d’abord été posée de manière critique au XVIIIe siècle par un grand serviteur milanais de l’administration autrichienne, Pietro Verri, contemporain de Beccaria et lui-même auteur d’un traité sur la torture en 1777. La colonne a été détruite en 1778 et c’est lui, Verri, qui, dans ce contexte, a repris l’enquête de part en part, laquelle n’a été publiée qu’après sa mort. C’est lui qui a démontré comment ce sont les magistrats qui ont voulu construire la nécessité de la torture et ont été entraînés par la foule (vox populi, vox dei, mais les termes théologiques de cette assertion de philosophie et de morale politique ne sont pas formulés). Et tant pis si les suspects ont été condamnés aux plus terribles pratiques, comme plus de cent ans plus tard Damiens, lui aussi roué de coups, tenaillé, écartelé, en 1757, alors que le régime de la dangerosité se modifie (voir le début de Surveiller et punir et les œuvres de Foucault postérieures à 1975). En période de montée de l’humanisme, Verri, haut dignitaire et philosophe, s’interroge moins sur la torture que sur la volonté d’y recourir ; il pose la question du traitement du tragique et du vraisemblable, mais aussi celle de la « malice » et du « discernement » des juges. La théologie morale est là.

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José Casado de Alisal, Décapité pendu par les cheveux (1880) © Château de Villandry

Manzoni s’interroge plus encore sur la succession d’auteurs, historiographes milanais, historiens vénitiens, publicistes et chroniqueurs, tous scrittori, tous sachants qui se recopièrent sans se soucier autrement de la plausibilité des faits, « et le silence se fait ». Reste à le briser, soit par le souffle d’un Verri qui lui-même participe du principe d’autorité (son père fut président du Sénat), mais il a démissionné de ses fonctions et plaide en homme des Lumières, tandis que Manzoni, enfant des Lumières tardives et post-napoléoniennes, vit sous un autre régime de définition de l’individu. Il constitue délibérément un ancien régime des exactions dans la fiction des Fiancés. Plus radicalement encore, la dernière phrase de l’Histoire de la colonne infâme dit que la question du moi et du nous était alors – en 1630 – autrement posée. Il sait ce basculement mais il n’arrive pas à combiner la tragédie romantique et sentimentale des amours contrariées de Renzo et Lucia avec la violence du vrai et l’analyse du silence qui a accompagné le jugement de 1630. Plus tard, Sciascia, médusé, ajoute Addison, pourtant esprit pointu, qui lors de son passage à Milan ne s’est préoccupé que du latin de l’inscription mémorielle apposée sur la fameuse colonne.

L’italianisme déclinant puis réinventé par la littérature comparée au fil d’un XIXe siècle tributaire de l’ultramontanisme ou des partisans de l’Unité (italienne), au besoin de Garibaldi et de l’émancipation des peuples, permit divers moments de retour à Manzoni. Le rapport de l’épopée et de toutes les formes littéraires fictionnelles à l’enquête-récit est périodiquement repris, et plutôt par temps perturbés, quand le pouvoir et les valeurs deviennent confus. En 1969, on édite Silvio Pellico et Manzoni avec une préface de Dominique Fernandez, mais Alberto Moravia avait fait en 1960 celle d’Einaudi. Sciascia préface l’édition 1982 de Maurice Nadeau (Papyrus, reprise en 1993 par les éditions Ombres de Toulouse, dans la traduction XIXe siècle d’Antoine de Latour). Le texte de Sciascia devient « apostille » en 2019 chez Z/S (comme Umberto Eco fit son « Apostille » à son Roman de la rose) et, cette fois-ci, Éric Vuillard rédige la préface.

Sciascia se posait la question de l’adhésion du cardinal Frédéric Borromée aux ragots de l’époque, il fait de sa pondération, néanmoins pas totalement détachée de la notion biblique de punition divine, une affaire « de boutique »­ – ­catholique – face à des protomédecins, fort peu fiables. Il s’interroge surtout sur les magistrats de l’époque, ni sots, ni pervers, mais simples « bureaucrates du mal » pour reprendre des notions issues de Charles Rohmer qui en traita dès 1951 (L’Autre, Gallimard). Par-delà Fausto Nicolini, grand dix-septiémiste napolitain qui a produit un ouvrage savant sur l’intrigue et l’esthétique des Promessi sposi en 1958, Leonardo Sciacia fait apparaître la question des repentis – pour lesquels il n’a nulle empathie – alors que persistent des formes de fascisme et le terrorisme. Il rend à la psychologie la force dévastatrice de l’espoir d’impunité en toute situation, mais il en revient surtout au silence qui avalise et qui sollicite alors les voies du narrateur de l’enquête-récit, lequel ne peut s’abstraire de « la chose, les choses d’aujourd’hui ». Il parle donc bien du point de vue des années de plomb italiennes à travers l’enjambement des siècles par la psychologie et le cardinal, qui fut des plus éclairés en son temps, il sent la Democrazia Cristiana et ses compromissions.

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Stèle de 1630, installée à l’ancien emplacement de la maison de l’un des condamnés à mort, Gian Giacomo Mora, démontée en 1778 et aujourd’hui conservée au château des Sforza, à Milan. Photographie © Giovanni Dall’Orto

La question de l’enquête – sur l’enquête de l’enquête sur l’enquête – ne s’arrête pas là, et Éric Vuillard, qui en fait usuellement son cheval de bataille, croit à la troisième possibilité telle que l’énonce Umberto Eco pour le rapport au passé par la fiction qui pourrait le dire mieux que par les sources, imaginant une recréation plus vraie que vraie, contrairement au roman de cape et d’épée qui n’est que décor pour personnages dotés de tous les anachronismes, simple récréation ; quant à la « romance », possiblement simple pastorale, mais aussi tous les romans, elle semble avoir sombré comme les bergeries. C’est ainsi que se retrouve la question critique moins du choix d’écriture que de l’intrigue qui la nourrit. Pour Éric Vuillard, le récit-enquête de Manzoni (revisitant Verri et les autres) devient une forme littéraire limite, mais alors, malgré les pièges de la traduction actuelle (si lisse que l’on en perd les repères usuels), cette histoire entraîne et envoûte en dehors de la fictionnalisation par ce qu’elle a de plus factuel : la force du vrai qui atteint de rares niveaux de sordide.

Mais, opposera-t-on, ce vrai établi par l’enquête existe-t-il hors d’une mise en intrigue de ses codes et de sa propre rhétorique ? Et cette construction est-elle l’émotion ou la philosophie morale tributaire de celle-ci autant qu’elle la détermine dans un simple jeu de renvois et de normativité ? Et alors, est-ce analyse d’historien ou pas ? Pour couper court, Vuillard qualifie de pamphlet ce texte, mais alors qu’y cherche le lecteur ? Une fois encore, cherchez l’erreur, et sous le pavé se glisse une histoire au présent, toute l’histoire forte de ses « vérités » sous contrôle qui ne sont jamais que textes adressés. Et merci à tous ceux qui reprirent un même fait limite et nous indiquent au passage leur prégnant présent, leur souci propre.

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