Avec Tu écriras mon nom sur les eaux, Jean-François Haas poursuit une entreprise littéraire d’une grande force. Lire ses romans revient à faire l’expérience d’une littérature qui place au centre les sentiments, non pas pour nous émouvoir, mais pour nous faire penser. Une expérience rare en vérité et sacrément revigorante.
Jean-François Haas, Tu écriras mon nom sur les eaux. Seuil, 480 p., 22 €
Tu écriras mon nom sur les eaux marque une étape dans l’œuvre, considérable, de Jean-François Haas. Une charnière, une inflexion : sans la dénaturer, l’auteur réoriente sa manière d’écrire, emprunte une forme plus évidente, plus épurée, qui, peut-être, on l’espère, permettra de faire découvrir son œuvre à un lectorat plus large. En effet, c’est une œuvre qui mérite d’être lue, à une échelle importante, par le plus de lecteurs possible, une œuvre qui ne doit pas demeurer dans l’espèce de retrait discret qui est le sien depuis plus de dix ans. C’est une entreprise littéraire qui dit notre temps, se nourrit de ses contradictions, en anticipe souvent les enjeux majeurs – la violence, l’Histoire qui ne passe pas, les culpabilités collectives, les migrations, notre rapport à l’art, la mémoire, les liens entre les générations, la circulation de la mémoire… – comme peu y parviennent vraiment. C’est une œuvre à la hauteur de son époque, de sa violence, de sa brutalité, de sa complexité, de son épaisseur et de ses contradictions.
Mais c’est une œuvre qui contrevient à la déploration, au repliement. Une œuvre antidote. Elle obéit à un double mouvement que peu de romans francophones réussissent à mener : dire l’ampleur du réel, s’y confronter, le reconstituer dans une fiction, dépasser le cadre strict de l’expérience individuelle, tout en produisant un véritable discours sur ce que peut et doit produire une fiction. Travail faramineux s’il en est, compliqué, un peu prométhéen [1]. Depuis ses premiers romans – Dans la gueule de la baleine guerre et J’ai avancé comme la nuit vient – jusqu’aux plus récents – Panthère noire dans un jardin et L’homme qui voulut acheter une ville –, Haas s’est employé à imaginer des formes d’organisation de la fiction qui lui permettent d’inventer des dispositifs narratifs rendant compte de cette relation entre la nécessité de donner forme au réel et celle d’en concevoir les modifications dans l’ordre de la fiction. Ce sont des livres complexes, compacts, très élaborés, d’une grande virtuosité formelle et verbale qui, si on en accepte le régime, provoquent une véritable jouissance chez le lecteur qui aura franchi les obstacles.
Avec Tu écriras mon nom sur les eaux, Haas fait un choix qui pourrait sembler paradoxal : simplifier la forme pour continuer à exprimer le même rapport complexe à la réalité, dire la même chose, comme pour accompagner le lecteur, lui donner l’impression d’une familiarité. Il opte pour l’ampleur, le fourmillement de l’Histoire, reprenant à son compte les codes de la saga, de la fresque, s’inscrivant dans une longue tradition romanesque européenne du roman d’apprentissage. Mais Haas n’est jamais univoque et il invente une forme bâtarde en déployant une narration qui, comme dans nombre de ses textes, se transmet, fait un détour, est prise en charge par un témoin. Ici, un jeune homme, Jonas, rapporte, recompose, l’existence de son grand-oncle Tobie qui traverse tout le XXe siècle. Figure exemplaire du bâtard (pas vraiment un hasard !), il quitte la Suisse rurale pour retrouver son père, criminel malgré lui, aux États-Unis. Chacune des étapes de son existence – que l’aïeul confie à son neveu – incarne les grands moments d’un siècle barbare et se rattache à une tradition littéraire – celle du roman paysan et agraire, du récit de formation, de la fresque historique et politique, du roman de l’exil, du récit engagé, du documentaire, de la saga familiale, du drame de la jalousie… –, comme pour répéter toujours que la réalité va de pair avec ses incarnations successives dans la fiction.
C’est plus facile à lire, apparemment. Car il ne faut pas s’y tromper, tout ce que fait se jouer le roman s’inscrit dans une volonté dialogique de transmission, mettant en scène le passage de la parole de l’un dans celle de l’autre, l’acte même d’écrire, l’interrogeant sans cesse, le reconduisant dans une continuité sublime qui relie les êtres à leur histoire, à ce qui les précède, faisant de la littérature le seul lieu qui rende ce passage possible, faisant du fugace et du périssable une permanence absolue. L’histoire de Tobie, ses relations familiales, en particulier avec son frère trisomique, son exil, sa rencontre avec un Juif traumatisé par le massacre de sa famille à Odessa, ses pérégrinations en Amérique, de l’Ouest vers l’Est, sa lutte contre le racisme, son aventure capitaliste, son retour au pays, les grands drames qu’il traverse, les guerres, sa grande passion amoureuse, etc., sont autant d’éléments qui composent une fresque immense des émotions. Car, paradoxalement, ce qui intéresse l’écrivain, ce ne sont pas les faits mais ce qu’ils produisent, les traces qu’ils imposent sur les êtres, ce qui se transfigure en eux. C’est – qu’on les refoule ou qu’on les exacerbe – de ces émotions qu’il faut se débrouiller, que le roman doit faire quelque chose.
Et la grande force de Haas réside là, dans sa capacité, rare ô combien, à produire des émotions tout en n’abolissant pas la pensée, à faire de la pulsion empathique, de l’identification, le moteur même d’une réflexion sur la manière dont le roman modifie le réel. Il abolit la séparation entre les deux et fait de la parole écrite, de la littérature, l’espace d’une pensée empathique qui situe la bonté, la charité, la reconnaissance de l’autre au cœur de l’écriture. La langue opère comme des relais successifs, des manières de superposer des états, de les concevoir simultanément pour rappeler que l’ordre du récit n’est pas détaché de l’existence, qu’au contraire il lui correspond parfaitement. Pour Haas, la littérature n’est pas strictement un espace de la fiction, mais le lieu où elle affirme son rôle central dans l’élaboration d’un rapport moral au monde. Et ce n’est pas rien. Surtout à l’époque où nous vivons ! Il propose ainsi une forme romanesque qui s’excède, déborde. La fresque romanesque ne s’écrit pas pour elle-même, pour ses péripéties en quelque sorte, mais pour ce que la combinaison qui produit la description exprime de nos rapports fondamentaux à l’existence, à la justice, à la fatalité, à la capacité des hommes à se renier, à s’oublier, à notre abjection, à la terreur qu’il y a à être nous-mêmes.
Et pourtant, c’est aussi le lieu d’une parole véritablement libre, comme détachée, bienveillante, communiante. Le lieu, le seul peut-être, où une salvation demeure possible. Il y a chez Haas l’affirmation de cette force de la parole et du récit fraternels, la croyance en leur puissance effective, leur pouvoir de transformation. Il remet toujours la fiction au cœur de la vie, à moins que ce ne soit le contraire, et, en recueillant des expériences, en les transmuant dans un langage qui les déplace, il nous rappelle, obstinément, que la littérature nous libère de nous-mêmes et nous fait exister avec les autres. C’est pour faire cette expérience, la reconduire encore, qu’il faut lire les livres de Jean-François Haas.
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Récemment parues, deux œuvres marquantes répondent à des projets voisins : Une réunion près de la mer de Marie-Claire Blais (Seuil) et Âmes. Histoire de la souffrance de Tristan Garcia (Gallimard).