Le nouveau livre de Jean-François Haas, habité par une langue lyrique et complexe, est impressionnant. Il faut lire cet auteur car son œuvre est ouverte aux questionnements qui traversent nos sociétés inquiètes et que s’en dégage une puissance poétique extrêmement rare.
Jean-François Haas, L’Homme qui voulut acheter une ville. Seuil, 272 p., 19 €
Ce qui occupe l’âme, chez Jean-François Haas, ce sont autant les drames de l’Histoire, ce qui se déroule au-dehors, que les bouleversements de la conscience, la manière dont se rejouent en nous les mêmes scènes fondatrices, les mêmes interrogations obsédantes. Ses livres explorent ces deux abysses entre lesquels l’Homme vacille, incertain, perdu, craintif. Tous les personnages de ses romans trouvent en eux une énergie qui leur permet de toucher l’autre, d’y reconnaître quelque chose de soi, de penser l’altérité. L’auteur cherche à dire la fraternité qui s’oublie, que l’on retrouve, qu’il faut réaffirmer toujours. On lit ses livres comme on accueille quelqu’un qu’on ne connaît pas. C’est l’étranger en nous qui se révèle. Ce sont des Roms, des immigrants italiens, des Yougoslaves, populations invisibles et reniées qui soudain révèlent l’humanité avec tout ce qu’elle a de terriblement violent et de grâce improbable.
À chaque roman, Jean-François Haas invente un dispositif, de plus en plus limpide, qui associe ces deux parts souvent inconciliables en apparence. Une manière de faire cheminer ensemble le passé et le présent, l’intime et le collectif, le discours intérieur et la parole tendue vers l’autre, le sentiment et l’opinion, le vrai et le symbole. Il en résulte une œuvre paradoxale, où le fragment, la narration enchevêtrée parviennent à donner une unité plus grande encore au discours. Dans L’Homme qui voulut acheter une ville (titre en hommage évident à la littérature de l’enfance), Haas articule une fois encore l’immédiateté du présent – l’action se déroule dans la durée d’une journée où trois « amis d’enfance, de collège et de toute une vie » viennent enterrer leur meilleur camarade mort d’une attaque en pêchant une truite – à l’épaisseur du passé – leur enfance, leurs rêves de jeunesse, la politique, leurs engagements… Le livre passe de leurs conversations au moment de la cérémonie, puis du repas, d’une promenade au bord de la rivière où il jouèrent enfants, aux événements marquants de leur enfance, quand ils cherchaient de l’or dans une rivière suisse, qu’ils rencontraient Gabriella, gamine italienne sans papiers, avec qui ils lisaient Le Vieil homme et la mer en français et en italien, leurs années d’études, leurs rêves d’amour et de poésie.
Rien de nostalgique dans ces micro-récits qui traversent le temps douloureux de la disparition et du deuil. Simplement le désarroi de retrouver soudain ce qui demeure de cet ancien soi, innocent, dans celui que l’on est devenu. Une espèce d’écart qui n’en est pas un, puisque tout revient avec une évidence bouleversante. Le disparu était un financier atypique habité par une « frénésie à être solidaire ». Il voulait acheter une ville abandonnée aux Etats-Unis pour en faire une sorte d’arche pour les déshérité de la crise, « une cité de fantômes qui veulent renaître, une cité pour se relever les uns les autres, une cité où chacun essuiera les larmes sur le visage d’un autre, sur la sainte face d’un autre, et la sueur et la crasse et les crachats sur son front… ». Vision utopique, ancrée dans l’enfance, centrée autour de plusieurs nœuds qui affermissent la résolution d’être bon – l’écorchage d’un lapin, la rencontre avec la jeune italienne, les enthousiasmes politiques (le Printemps de Prague et l’accession au pouvoir d’Allende) qui se heurtent à la réalité politique suisse, à « l’initiative contre l’emprise étrangère » initiée par James Schwarzenbach, politicien nationaliste, qui réclame l’expulsion des étrangers hors du territoire. Tout le roman tourne autour de cette question politique rejoignant nos préoccupations contemporaines les plus urgentes – le délire capitaliste, la xénophobie ordinaire, l’accueil des migrants.
En inscrivant son récit dans une réalité clairement identifiable, Haas accentue la dimension politique et actuelle de son roman. Pourtant, si le récit tourne autour d’un fait politique, celui-ci n’est pas abordé selon le seul prisme historique ou de l’actualité. Tout tourne, comme toujours, autour des actes bienveillants, de la nécessité d’aider ceux qui souffrent, d’accueillir l’étranger. Mais Haas ne se laisse pas emporter par un discours idéologique ou moralisant, par le roman d’idée et il propose une œuvre purement poétique. L’idée infuse dans la langue, le temps circule en elle, le présent, le passé, rendant la réflexion possible et, peut-être, c’est ce que la poésie semble vouloir, la conjuration de la violence et de l’injustice. Ce roman (plus bref que les précédents) gagne une cohérence poétique plus forte en faisant de la Nature, des choses les plus simples (les fleurs, les animaux, les bruits, les couleurs, les odeurs…), les moteurs d’une prose puissamment lyrique.
Parce que l’indignation, la révolte, l’insoumission n’ont de valeur que si elles passent l’épreuve du temps et du deuil, de la perte de l’innocence, il s’agit de faire correspondre, dans la forme, plusieurs durées intérieure. C’est cette étincelle que conserve leur ami disparu, « la petite braise d’homme qui rougeoie encore » malgré le temps qui passe, les déceptions et les échecs. Tous les livres de Haas sont hantés par les images – ici, il glisse de Rembrandt à Philippe de Champaigne, artisans d’une peinture où le corps nourrit la spiritualité – et par des mythes fondateurs. L’écriture romanesque semble indissociable d’un discours spirituel, où le sacré est toujours traversé par une réalité contingente.
La nature de la prière est de se répéter. Peut-être peut-on lire les romans de Haas comme des prières qui reviennent, se déploient sous la voûte, non pas d’une église, mais de la Nature, sous le feuillage des arbres, dans les prés ou les jardins, dans le cœur même des Hommes. Car il semble que ses romans fonctionnent comme un évangile laïque où l’édification doit passer par la langue, par le poids qu’elle conserve en nous. La parole a chez Haas une densité rare, une puissance qui nous oblige à réfléchir avec nos émotions, comme égarés en elles, prévenus du danger qui nous guette de nous perdre, mais finalement pleins de l’espoir que cette langue-là, partagée, permettra une fraternité qui nous manque toujours.