Petits tableaux de la peur

Dans Un jour, on entre en Étrange pays, Colette Mazabrard sonde la peur provoquée par la maladie. Atteinte d’un cancer, la narratrice évoque dans ce court récit, par blocs et fragments, le bouleversement de sa vie, de ses nuits, et les changements progressifs de son corps. Après Monologues de la boue (Verdier, 2015), Colette Mazabrard invente une langue poétique, à la mesure de cette vie que la maladie invite soudain à créer.


Colette Mazabrard, Un jour, on entre en Étrange pays. Verdier, 112 p., 12,50 €


« Un jour, on entre en Étrange pays. La gaste lande. […] On a pénétré dans un pays dont le cœur est la nuit, la nuit inquiète. » Les premiers mots du récit de Colette Mazabrard, doux et mystérieux à la fois, nous entraînent d’emblée au cœur de ces nuits de peur, emplies de cris et de douleur. À la manière d’un récit de voyage partagé par un « on » impersonnel et familier, ces premières phrases nous emmènent vers un autre pays, empreint d’une inquiétante étrangeté. La musicalité de la langue laisse aussitôt résonner le silence qui n’est jamais loin dans cet « étrange pays » où la terre s’est peu à peu gâtée, où le corps s’est abîmé devant la maladie et les opérations successives. « Gaste lande », terre vaine, où l’on entend la Waste Land de T.S. Eliot, mais surtout une langue presque étrangère, ressurgie d’un passé sans date ni lieu bien défini, pour dire la douleur et la peur la plus terrifiante.

La langue de cet étrange pays est précise, clinique. Chambre d’enregistrement de la parole des médecins et du monde soignant, elle se construit sur leurs mots : « Redressez la tête, regardez là-bas, ne regardez pas le bout de vos pieds, regardez la poignée de la porte, sentez bien vos pieds posés à plat, ne baissez pas les yeux, là-bas les yeux, allez on appuie sur les jambes, redressez le menton, voilà ! » Colette Mazabrard retranscrit et questionne la langue des blocs opératoires, des chambres et des couloirs d’hôpitaux, des réfectoires. Entre des fragments successifs qui donnent corps à deux « blocs » qui forment les deux premières parties du récit, les mots médicaux sont interrogés, déplacés sur la terre de l’écriture et de la poésie, où s’inventent en se démasquant d’autres expressions, d’autres définitions : « En Étrange pays, la langue est à réapprendre. ‟Souffrance cérébrale”, l’étrangeté de ces mots prononcés par l’équipe médicale du service de l’hôpital de Valence […] C’est quoi le coma ? C’est quoi une mort cérébrale ? ».

Colette Mazabrard, Un jour, on entre en Étrange pays

Colette Mazabrard, Carnet dessiné (été 2015).

Le langage de cet étrange pays se constitue alors dans le sillage des paroles et des voix des autres. Tissu de mots, matière composite, il forme avant tout un patchwork de mots et de langues étrangères entendues, lues, mâchées, transformées. On distingue ainsi l’écho à peine nommé du « bond sourd de la bête féroce » de Rimbaud qui s’incorpore avec finesse à celui de la narratrice, de la « chaleur vacante » d’André du Bouchet ou de « ces morts […] franchies sur de la paille » d’Éluard. Si Un jour, on entre Étrange pays est bien le court récit d’une maladie et du voyage vers la peur qu’elle provoque, le « je » se fait discret. Lorsqu’il apparaît, on ne sait s’il s’agit de celui de la narratrice ou des autres malades dont elle partage la chambre.  Cette pudeur qui fait la force du récit ouvre aussi une réflexion sur la maladie et sur la place du « moi » envahi par la douleur, pris d’assaut par les autres : « En Étrange pays, ton corps ne t’appartient plus ».  Le « on » ou le « tu » lyrique qui animent les « blocs I et II », les « Petits tableaux de la peur » ou « Les jours tremblants » témoignent d’un « je » qu’il faut réapprivoiser. Le « on » laisse entendre une parole commune, familière, tandis que le « tu » ramène à un passé, à une forme d’étrangeté familière, à une enfance, à d’autres voyages. Les deux pronoms se nourrissent l’un et l’autre et c’est dans leur interstice que se dresse une figure originale de narratrice, « margeuse », toujours à la lisière, entre le moi et l’autre.

C’est ainsi que, dans un glissement à peine perceptible, on se retrouve au milieu du récit dans d’autres villes, d’autres espaces, dans lesquels la narratrice semble poursuivre et ouvrir plus encore son voyage en terre étrange étrangère. De l’hôpital qui apparaît dans une architecture saisissante, nous renvoyant à un univers de science-fiction (« Tu te réveilles le lendemain dans un souterrain, un souterrain vitré de verre opaque, éclairé de néons, où rien ne différencie le jour de la nuit, un souterrain où l’on s’active, change de poches, vérifie des mesures »), aux aéroports et aux fragments de villes méditerranéennes, italiennes et grecques, Colette Mazabrard donne corps à un paysage neuf, où le moi, à travers l’autre, se perd pour mieux se retrouver, se réfléchir et s’apaiser.

Colette Mazabrard, Un jour, on entre en Étrange pays

Colette Mazabrard, Carnet dessiné (été 2015).

Les passages dans lesquels la narratrice marche dans Athènes sont en effet parmi les plus beaux du récit. Flâneuse entre les passants dont elle retient les regards, les postures, glaneuse d’instants, de paroles croisées, de menus détails, de mots criés ou affichés (« Partout, des affiches ANTIFA, des graffitis : ‟Aidez les Iraniens !”, ‟Aidez les réfugiés !” »), elle saisit par les mots et les images les multiples déplacements du « tu » vers d’autres groupes, des « ils » et des « elles » eux-mêmes déplacés, franchissant d’autres frontières, entrant d’une certaine manière à leur tour « en étrange pays ». Colette Mazabrard, dans une écriture presque photographique, capture avec empathie les images des migrants tentant de passer les frontières, à l’image de cette jeune femme dont elle partage le voyage en bus de nuit : « Le visage grêlé ne te regarde pas, et pourtant c’est à toi qu’il s’adresse. Son haleine t’atteint, mais ses yeux évitent les tiens et plus la femme de toi se détourne, plus sa face s’approche de la tienne, plus sa voix inaudible tente de dire quelque chose. »

Le récit de la maladie qui touche un « moi » devient peu à peu le récit politique des épreuves et des douleurs des autres. Colette Mazabrard questionne la figure de l’étranger, de l’autre, comme image à l’envers de soi. L’Étrange pays, celui de la douleur et de la défiguration du corps, apparaît peu à peu comme un pays commun dans son étrangeté, familier à tous, dans lequel chacun sans doute entre un jour. Colette Mazabrard parvient ainsi à inventer et à nommer un nouvel espace, tout à la fois intime et commun, aux frontières mouvantes entre le moi et l’autre, terrible et beau dans son indécision.

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