Dans ce récit d’investigation, Amy Goldstein raconte avec humanité le quotidien de quelques familles d’ouvriers à Janesville, pendant la crise économique de 2008, quand General Motors décide de fermer l’usine qui fait vivre cette petite ville du Wisconsin.
Amy Goldstein, Janesville. Une histoire américaine. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Aurélie Tronchet, Christian Bourgeois, 334 p., 23 €
Aux États-Unis, la crise de 2008 a eu un impact dévastateur sur la classe ouvrière, laquelle a brutalement vu disparaître un mode de vie qu’elle pensait immuable et s’est trouvée confrontée aux dures réalités du capitalisme tel qu’on le pratique outre-Atlantique. De nombreux articles, essais et autres thèses ont été consacrés au sujet, mais Janesville se distingue de la plupart de ces ouvrages en ce qu’il n’aborde pas le sujet d’un point de vue macroéconomique, mais s’intéresse plutôt aux destins de quelques particuliers, une trentaine d’habitants de Janesville, petite ville industrielle du Wisconsin où General Motors fabrique des Chevrolet depuis 1923.
Parmi eux, une dizaine fait partie de l’élite de la classe ouvrière locale : les GMeurs, les privilégiés qui sont directement embauchés par la General Motors à 28 $/heure et bénéficient d’un emploi stable assorti de nombreux avantages. Certains le sont depuis trois générations, et tel grand-père, qui touche la pension à taux plein que verse l’entreprise à ceux qui ont « tiré leurs trente ans », accueille autour du barbecue dominical son fils et son petit-fils qui n’ont pour seul désir que de l’imiter. Les autres ouvriers de la ville, moins chanceux, sont embauchés par les nombreux sous-traitants du constructeur automobile, comme Lear Corp., fabriquant de sièges pour General Motors. Mais le fait est que directement ou indirectement, tout le monde dépend du constructeur automobile. Aussi, lorsque ce dernier décide de fermer son usine, l’effet domino joue à plein et le chômage est massif.
Amy Goldstein, journaliste d’investigation qui faisait partie de l’équipe du Washington Post primée par le Pulitzer en 2002, s’intéresse également à d’autres acteurs de ce drame : responsables locaux, formateurs, politiques ou entrepreneurs, qui vont chacun tenter d’apporter une réponse au problème de Janesville. Parmi eux, Paul Ryan, actuel président de la Chambre basse du Congrès américain, figure de proue de l’aile droite du parti républicain, chantre de la dérégulation (et accessoirement catholique militant opposé à l’avortement), n’était à l’époque que simple congressman du 1er District du Congrès du Wisconsin. Goldstein montre les efforts qu’il a fournis, faisant fi de toute logique partisane, pour trouver le moyen de venir en aide à tous ces gens. Or, comme on l’a vu chaque fois que la désindustrialisation des sociétés occidentales était à l’œuvre, les chômeurs ne se voient proposer que deux options pour espérer conserver leur niveau de vie : la mobilité géographique ou la formation.
Certains vont choisir la première solution et partir travailler dans d’autres usines du groupe, à plusieurs centaines voire plusieurs milliers de kilomètres de Janesville, loin de leur famille, de leurs amis, avec des conséquences psychologiques qui ne sont pas sans rappeler celles des émigrés quittant leur « sol natal ». D’autres, penchant pour la seconde, iront s’inscrire à l’université technique de Blackhawk pour apprendre un autre métier. Le coût de leur formation sera pris en charge par l’État fédéral, grâce à Bob Borremans, directeur exécutif du conseil de formation des travailleurs du Wisconsin, un homme pragmatique, efficace, qui saura demander des subventions et les obtenir. Mais il n’est pas facile de se réinventer au milieu de sa vie professionnelle, surtout quand cela exige d’aller s’asseoir dans une salle de classe au milieu d’étudiants qui ont vingt ans de moins que vous, et qu’il vous faut parfois tout reprendre à zéro et commencer par apprendre à se servir d’un ordinateur. Quant à ceux qui ne veulent ni partir ni se former, il leur faut se résoudre à travailler pour 12 $/heure, sans couverture sociale, sans perspectives d’évolution, et passer en quelques semaines à peine d’une vie aisée à la précarité.
Goldstein raconte l’existence de ces hommes et de ces femmes au cours des cinq ans qui vont suivre — on a presque envie de dire « ses personnages », tant on s’attache à leur histoire relatée dans une « prose documentaire » qui emprunte à la littérature ses formes narratives pour restituer un travail journalistique de fond, et que sa traductrice, Aurélie Tronchet, fait vivre avec talent —, et elle pose en filigrane la question de la pertinence de leurs choix. La réponse est non seulement inattendue, mais glaçante. Les plus mal lotis sont précisément ceux qui ont fait l’effort de retourner sur les bancs de l’école, un constat qui va à l’encontre du seul point sur lequel Républicains et Démocrates étaient d’accord, point qui fait également consensus de ce côté-ci de l’Atlantique : l’importance de la formation professionnelle pour pallier les effets du chômage.
On peut bien sûr arguer que l’échantillon est réduit, et que le parcours d’une quinzaine d’ouvriers du Wisconsin, c’est un peu léger pour conclure à la pertinence ou non de la formation professionnalisante, et on aura raison. Mais en même temps, on ne peut s’empêcher de penser que Barb Vaughn, Kristy Beyer ou Jerad Whiteaker sont emblématiques d’une réalité dont Goldstein fait le constat objectif, et que les milliards déversés par l’État pour permettre aux chômeurs de « s’en sortir » ne sont qu’une ligne inscrite aux pertes et profits du budget fédéral, une sorte de police d’assurance pour garantir la paix sociale, ou, pour le dire autrement, un hochet donné aux chômeurs pour les occuper.
Que penser de ce constat ? Cynisme ou lucidité ? L’auteur ne se prononce pas, mais il faudra bien que nos sociétés se penchent sur le problème. Par ailleurs, il est intéressant de noter, notamment à la suite des événements récents qui ont secoué les ronds-points de notre pays (pour de tout autres raisons, bien sûr), que la communauté ouvrière de Janesville a accepté ce qui lui arrivait sans protester, comme si elle entérinait les règles du jeu de l’offre et de la demande alors qu’elle en subit les conséquences plus que tout autre. C’est assez incompréhensible, mais guère plus que le comportement des électeurs de ces flyover states qui plébiscitent Trump alors que celui-ci promet de leur ôter leur couverture sociale et mène une politique contraire à leurs intérêts. On peut voir dans ces faits le stigmate de l’irrationalité qui, à la grande joie des populistes, gagne la plupart des démocraties occidentales.
La mondialisation n’est étrangement pas mentionnée dans ce livre. Certes, le sous-titre annonce qu’il s’agit d’une « histoire américaine », mais l’ouvrier chinois ou mexicain est absent des préoccupations des hommes et des femmes dont Goldstein raconte la vie. Faut-il mettre cela sur le compte de l’ignorance, ou d’une forme de déni ? Trump a fait le plein des voix avec son slogan America first, l’Amérique d’abord, phrase qui, d’un point de vue sémantique, reconnaît cependant l’existence d’autres pays qu’on se targue de précéder. Janesville va plus loin. Dans la tête de ses protagonistes, les autres pays n’existent pas, tout simplement.