L’île de la lutte est fatiguée

À partir de son enquête à Cuba et aux États-Unis, le sociologue Vincent Bloch analyse la notion vernaculaire de « lucha » afin de saisir la spécificité du régime castriste tout en rattachant l’expérience politique cubaine aux projets totalitaires du XXe siècle. La lutte apparaît alors comme une forme de vie, qui constitue en elle-même un puissant outil de contrôle politique.


Vincent Bloch, La lutte. Cuba après l’effondrement de l’URSS. Vendémiaire, 471 p., 25 €


La « Cuba authentique » n’existe pas. Derrière les airs de Compay Segundo, les effluves de cigares et les vieilles photos de barbus en vert olive, une île et ses habitants n’en finissent pas de faire naufrage. Et puisque cette dérive semble partie pour durer, les « vrais Cubains », ces introuvables protagonistes d’une tragédie tropicale, « luttent » pour garder la tête hors de l’eau. Or c’est aussi la lucha, cette lutte digne, révolutionnaire et irrédente, que propose le castrisme à ses ouailles depuis plus de soixante ans. C’est tout le mérite du brillant essai de Vincent Bloch que de montrer l’extrême polysémie de ce concept clé de la Cuba contemporaine : la lutte perpétuelle, sans guérilleros dans la montagne pour la raviver, devient le répertoire d’action des Cubains pour survivre, vivre mieux ou partir, selon les cas. De petites arnaques en compromis de taille, on adapte le quotidien à la malléabilité d’un régime qui sait que sa force réside dans le flou supposé des normes et des pratiques.

La lutte est le deuxième volet d’une œuvre de référence sur la Cuba d’hier et d’aujourd’hui : la première partie du diptyque, version remaniée de la thèse de Vincent Bloch, s’intitule Cuba, une révolution (Vendémiaire, 2016) et analyse les mécanismes de l’installation et de la pérennisation du castrisme dans l’île de 1959 aux années 1980. Entre histoire, sociologie et philosophie politique, cet essai interroge la notion de régime politique afin de rendre compte des logiques d’action du système révolutionnaire cubain. Dans La lutte, Vincent Bloch livre cette fois le résultat de son enquête ethnographique, menée entre la fin des années 1990 et le début des années 2010 à Cuba mais aussi dans la diaspora cubaine des États-Unis. Du quartier havanais de Colón aux salons climatisés de Miami, Bloch zoome sur cette lutte (lucha) qui permet de réinterpréter les stéréotypes cubains en leur donnant enfin une profondeur analytique. Loin des poncifs sur la « débrouille » et autres picaresques de la rue cubaine, le concept de lutte devient une clé de lecture englobante, à travers laquelle on peut enfin espérer comprendre les conduites des individus face aux exigences du régime.

Vincent Bloch, La lutte. Cuba après l’effondrement de l’URSS

Ces deux ouvrages ont aussi le grand mérite de réinscrire Cuba dans une temporalité propre : l’île n’est ni « bloquée dans le passé » comme le veut la vulgate commercialo-touristique, ni constamment sur le point de changer, comme l’annonce la presse internationale tous les six mois. En commençant son étude avec le début de la « période spéciale en temps de paix » – cette parenthèse censée durer le temps du démantèlement du bloc soviétique mais jamais refermée depuis –, Vincent Bloch montre combien les réformes, aménagements et « changements » concédés par le régime sont loin d’être des nouveautés de l’après 2014, mais bien les redites des concessions mineures, octroyées au gré des stratégies du pouvoir. Acheter une voiture, un appartement, pouvoir sortir du territoire pour un séjour familial : la stratégie consiste, selon Bloch, à « donner aux Cubains de nouveaux moyens d’améliorer leur niveau de vie et [à] obtenir en échange qu’ils renoncent à revendiquer leurs droits politiques ». Ainsi, le « processus d’actualisation du modèle socialiste » voulu par Raul Castro depuis 2010 n’est que la continuité d’une politique qui n’a, comme le rappelle Bloch, pas « modifié de règles fortes depuis 1960 ».

En proposant une « phénoménologie de la lucha » basée sur son enquête de terrain à Cuba dans la dernière décennie du XXe siècle, Vincent Bloch relève le défi de taille consistant à expliquer l’entremêlement des registres qui se joue dans les rues et les intérieurs havanais à partir du moment où l’URSS cesse de ravitailler l’île. En exergue à cette immersion, Bloch propose un brillant chapitre réflexif sur sa propre position de chercheur, intitulé « Enquêter à Cuba ». Contre-pied de l’exposé méthodologique académique classique, ces lignes abordent avec lucidité les spécifités de l’expérience ethnographique au pays de la paranoïa d’État. Ainsi, Bloch admet volontiers qu’« au contact des Cubains « combinards », tout étranger un tant soit peu plongé dans la vie quotidienne de La Havane se sent de fait poussé à faire la démonstration de ses talents d’observateur, de chroniqueur, voire d’ethnographe et même de roublard ». Que reste-t-il alors au chercheur pour tenter de comprendre cette société ? Selon Vincent Bloch, il faut faire avec l’omniprésence des doutes sur le positionnement de chacun : espion, agent, « mouchards », tous s’accommodent de soupçons qui finissent par s’effacer derrière l’opportunisme et l’utilitarisme de la lucha.

Au cœur du livre de Vincent Bloch, trois chapitres brossent avec finesse les portraits de Cubains et de Cubaines dans leur univers quotidien, au fil des années de leur relation avec l’auteur. Sans jamais céder à la facilité du typique ni du savoureux, Bloch nous introduit dans le solar de Marcelo, au fond d’une cour du Vedado, ancien quartier bourgeois de La Havane. On y découvre un vieil homme porte-parole du castrisme, qui traverse l’île à vélo pour aller chercher des produits alimentaires à la campagne, et qui héberge de nouveaux arrivants à la capitale dans l’exiguïté de son logement. Pas de contradiction apparente entre sa « fidélité au régime » et sa roublardise parfois muée en véritable « sens du jeu ». Autour des Ochoa, dans le quartier de Nuevo Vedado, gravite toute une constellation de personnages, qui eux aussi ont bâti une routine de la lutte, principalement via le négoce familial de location de chambres de Roberto et Marta. Cette dernière donne une image amère de cette lutte, symbole de l’état catastrophique du pays : « Le sel ne sale plus… et le sucre n’adoucit plus ». Triste bilan au pays du sabor (la saveur que donnerait Cuba à toute chose). Sa fille, Maira, sombrant dans la dépression, donne elle aussi, dans un de ses nombreux emails à Vincent Bloch, une description parlante d’un quotidien que même la lutte ne sauve plus : « je suis comme le crabe, j’avance chaque fois davantage en arrière ». Enfin, à Centro Habana, épicentre vétuste de la lucha la plus basique, l’auteur présente Juan, Majá, Lorenzo ou encore Rafael, qui s’adaptent aux opportunités, aux rencontres et aux interlocuteurs pour faire prospérer ou couler leur petit business de faux billets, de meubles ou de loto clandestin.

Vincent Bloch, La lutte. Cuba après l’effondrement de l’URSS

Impossible avec de tels portraits de tomber dans la caricature. De longs segments de discours tirés des entretiens avec les Cubains et Cubaines eux-mêmes (dont il faut souligner la qualité de la traduction) font entendre les situations les plus surprenantes ou les plus habituelles. On apprend ainsi qu’une voisine des Ochoa envoie de l’argent à sa fille à Miami pour qu’elle puisse se faire poser des prothèses mammaires, ou que les réunions des Comités de la Révolution, ces antennes de quartiers dédiées à la surveillance entre voisins, durent parfois deux minutes, le temps de chanter l’hymne national sans conviction avant de faire le constat qu’il n’y a pas d’ordre du jour. Finalement, c’est dans la bouche d’un luchador en rupture de ban que l’on peut lire les propos les plus philosophiques sur cette insaisissable révolution : face au constat d’échec du projet d’ « Homme Nouveau », obsession du castrisme, Juan demande à Bloch en entretien : « Qu’ont-ils fait des hommes ? Qu’ont-ils fait de l’Homme ? »

Dans la dernière partie de son livre, Vincent Bloch revient sur cette résurgence idéologique baptisée « le castrisme de marché ». Une fois la lucha expliquée et appliquée aux observations de terrain, la démonstration de l’efficacité du concept n’est plus à faire. Il permet même à l’auteur de s’attaquer à l’un des thèmes les plus problématiques de la société cubaine contemporaine, sur lequel les autorités castristes butent depuis un demi-siècle : le racisme, que Bloch traite à travers l’exemple d’une œuvre littéraire, Las Bestias de Ronaldo Menéndez. Ce choix lui permet de résumer avec bonheur les innombrables ramifications de la question sans jamais verser dans le dogmatisme.

La lutte restitue avec force la complexité cubaine sans renoncer à affronter la question du totalitarisme. Inspirée de Claude Lefort pour lequel, selon la formule de Mauss, le totalitarisme constituait un « fait social total », l’enquête démontre que par-delà la contrainte du système d’Etat et l’imprégnation de l’idéologie, la permanence du régime depuis plus d’un demi-siècle se fonde sur l’incertitude engendrée par le changement continu de ses normes. Paradoxalement, l’incertitude comme forme de vie préserve aussi un univers commun de valeurs. Au contraire d’une approche des systèmes politiques qui privilégierait la dichotomie entre adhésion et rejet, bénéficiaires et résistants, Vincent Bloch montre que c’est autour de la « lucha » que s’articulent les normes officielles et les usages sociaux ou individuels. Les ressources de pouvoir dont dispose le régime ne font pas tout. La force d’émancipation cubaine se révèle paradoxalement contrainte par son propre univers de lutte.

Cette position lucide et nécessaire met à jour ce qui s’avère en somme la vacuité d’un système qui a voulu trop signifier. Travail total de sciences sociales, le diptyque de Bloch montre l’effort de théorisation à son meilleur, c’est-à-dire nourri d’une expérience humaine que l’écriture retranscrit en toute fluidité.

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