Lueurs d’Histoire

C’est au début des années 2000 que Stéphane Mosès entreprend de rédiger et de colliger des instantanés, images-souvenirs de son enfance berlinoise des années 1930, mais aussi de son exil avec sa famille au Maroc pendant la guerre, jusqu’à son retour à Paris en 1951. Un livre précieux.


Stéphane Mosès, Instantanés suivi de Lettres à Maurice Rieuneau, 1954-1960. Gallimard, coll. « L’Infini », 128 p., 12,50 €


Il y a l’homme, Stéphane Mosès, une vie hors du commun, Juif-Allemand-Français apatride-universel, et il y a l’œuvre, que l’on dira philosophique, faute d’un autre mot, faite d’inlassables lectures, relectures, confrontations, exégèses, analyses : Walter Benjamin, bien sûr, mais aussi Kafka, Freud, Levinas, Rosenzweig… Et puis il y a ces instantanés, donc, images-souvenirs qui reviennent de l’enfance, proche-lointaine, vivante-vivace, et qui font comme une ouverture, un passage, la marque d’un entre-deux : peut-être ce que l’on appelle le destin.

Cela commence à Berlin, au début des années 1930, autant dire dans les nuages du temps sombre qui s’annonce. Images étonnantes d’un enfant qui voit, ou revoit, mais ne sait pas, ou plutôt (re)voit ce qu’il ne connaît pas, ce qu’il ne peut nommer : « Berlin 1934 ; j’ai trois ans. La sœur de ma mère prend congé de nous la veille de son émigration. Son mari était parti en toute hâte un an plus tôt. Tous deux sont dentistes. Mon oncle dirigeait une clinique syndicale, et de ce fait se trouvait directement menacé. Ma tante se prépare à le rejoindre au Maroc espagnol en compagnie de leur petit garçon âgé de huit ans. Je ne sais rien de tout cela, lorsque, couché dans mon lit d’enfant, je vois ma tante m’embrasser et me dire adieu. »

Et :

« Berlin 1936 : du balcon de mes grands-parents, angle Kurfürstendamm et Wilmersdorferstrasse, j’assiste à la parade d’ouverture des Jeux Olympiques. Debout dans une voiture découverte, un personnage en uniforme brun salue, le bras tendu, la foule enthousiaste qui l’acclame. Je demande à ma mère : ‟Qui est cet homme” ? Elle me tire par le bras vers le fond de l’appartement et me dit seulement : ‟Viens, ce n’est pas pour toi”. »

Stéphane Mosès, Instantanés suivi de Lettres à Maurice Rieuneau, 1954-1960

La synagogue de la Fasanenstrasse, dans le quartier berlinois de Charlottenbourg (1930) © Waldemar Titzenthaler

Les souvenirs de la période d’exil, au Maroc, et qui datent de la fin des années 1930 jusqu’au début des années 1950, ne contredisent nullement cette impression première. Au contraire, ils l’amplifient. Les choses vues, lues, entendues, forment un texte continu-discontinu. Se devine et se dessine parfois, entre les images, un sens second, aussi mystérieux qu’inquiétant : « Octobre 1942 : c’est le matin de Yom Kippour. Je me rends avec mon père dans le baraquement servant de synagogue. Lorsque nous pénétrons dans la salle, je suis comme aveuglé par la masse des juifs en prière enveloppés dans leurs châles blancs. Il me semble que la salle rayonne d’une lumière surnaturelle. »

Puis, tout de suite après :

« Quelques jours plus tard : tous les détenus sont debout devant la porte de leur baraquement. Dans l’allée centrale du camp [Sidi El-Ayachi] un groupe d’officiers allemands en grand uniforme et bottes noires montantes jusqu’aux genoux avance à grands pas, suivi à quelque distance par le commandant du camp et ses adjoints. J’entends mes parents chuchoter : “c’est la commission d’armistice allemande.” (Nous ne savions pas, à l’époque, que, quelques semaines plus tard, tous les détenus juifs étaient destinés à être déportés vers l’Europe.) »

On pourrait multiplier les citations, « reproduire » ici tous ces instantanés, leur tonalité noire et blanche. Ils ne feraient que « révéler » la marque de l’Histoire sous le destin d’un homme. Comment un enfant peut-il être à la fois juif et allemand dans le Maroc vichyste des années 1940 ? Comment pourra-t-il être encore allemand et bientôt français : « Avril 1949 : alléluia ! Nous sommes français ! Hans Stefan Moses s’est transformé en Jean Stéphane Mosès. Il me semble que je suis né une seconde fois. Je n’aurai plus jamais honte. N’aurai-je plus jamais honte ? » ou « Janvier 1943 : nous sommes libres, mais pas tout à fait. » La sidération d’être alterne avec le peu de considération, voire le mépris que les autres ont pour lui. Les scènes de la vie quotidienne sont les plus touchantes, poignantes. S’y entend une musique de l’enfance singulière, étrange. Avec toujours ce non-savoir, ces non-réponses : « Sur le chemin de l’école, je suis abordé par un enfant un peu plus âgé que moi qui me demande abruptement :  “Petit, es-tu juif ?” Apparemment satisfait par ma réponse affirmative, le garçon s’éloigne, je ne l’ai jamais revu. »

C’est un autre quotidien qu’évoquent les lettres du même à Maurice Rieuneau (son « cothurne » d’alors), un quotidien plus réflexif, plus intellectuel si l’on peut dire. Le regard de l’enfant devenu jeune adulte y est cependant toujours le même, vif, vivant, tantôt tourné vers la chose politique et les (grands) hommes du même nom (Pierre Mendès France pour ne pas le citer…), tantôt accaparé par les lectures au programme, et quelquefois hors-programme ; il y a aussi la vie amoureuse qui se dessine, ne se dessine pas, finit par se cristalliser. L’arrivée du petit Emmanuel est un beau moment d’attention partagée. L’amitié renouvelée fait le reste…

Walter Benjamin parlait de l’avenir comme d’une « étrangère invisible ». C’est peut-être la silhouette de cette étrangère-là que l’on aperçoit dans ces précieux instantanés. Comme autant de lueurs d’Histoire.

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