Le retour de George Smiley

Hé ho, amateurs d’espions, George Smiley est de retour.  On l’avait  aperçu pour la dernière fois dans Le voyageur secret il y a vingt-sept ans.  Il revient dans L’héritage des espions, le nouveau livre de John Le Carré [1], à la fois tel qu’il était au début des années soixante mais aussi, pour une scène finale, tel qu’il est  « aujourd’hui », sans doute plus que centenaire et « vêtu d’un pull over rouge et d’un pantalon de velours côtelé d’un jaune éclatant ». En effet,  son créateur, en décidant de ressortir quelques dossiers qui prenaient la poussière et de réexaminer une opération des services secrets menée en pleine guerre froide, fait reparaître le célèbre héros en acteur d’une aventure passée et en témoin des choses présentes.


John Le Carré, L’héritage des espions. Trad. de l’anglais par Isabelle Perrin. Seuil, 307 p., 22 €


L’opération sur laquelle se penche le nouveau livre de Le Carré et qui a pour nom de code Windfall est celle dont traitait L’espion qui venait du froid. Dirigée contre la Stasi, elle avait entraîné la mort d’Alec Leamas, espion britannique, ainsi que de son amie Liz Gold, tués en tentant de franchir le mur de Berlin en 1961, deux disparitions qui auraient dû continuer de ne préoccuper personne si, cinquante ans plus tard, leur fils et leur fille ne s’étaient soudain décidés à menacer de poursuites les services secrets pour leur assassinat. La direction actuelle de ce que ses différents employés d’alors appelaient le Cirque met donc tout en œuvre pour se dégager de sa responsabilité et tenter de faire porter le chapeau à qui se laissera le plus aisément coiffer.

John Le Carré, L’héritage des espions.

Voilà pourquoi, un jour de fin d’automne 2015 ou 2016, Peter Guillam, octogénaire et ex-collègue de Smiley, reçoit dans la maison de Bretagne où il s’est retiré un pli lui enjoignant de se rendre à Londres pour une entrevue avec les dirigeants de ce qui n’est plus le Cirque mais la Boîte. Il s’y rend : le surnom des Services et le bâtiment ont changé mais les méthodes et la Realpolitk machiavélienne sont restées les mêmes. Guillam subit un de ces interrogatoires typiques des romans de Le Carré, menés par deux personnages typiques eux aussi : Bunny, un homme trop affable, « élève de public school anglaise au visage juvénile mais d’âge indéfinissable » et Laura, une quadragénaire impassible « à l’accent aseptisé » et à l’orientation sexuelle imprécise qui en vient aux yeux de Guillam à représenter « l’Histoire » avec un grand « H ». Ils veulent en savoir plus sur la calamiteuse opération de 1961, et sur l’endroit où vivrait à présent Smiley. Guillam met toute son habileté à cacher ce qu’il sait tandis que ses interrogateurs mettent toute la leur à obtenir des informations… Le lecteur, quant à lui, bien que Guillam soit le narrateur du livre, ne connaîtra jamais son degré de sincérité ou de duplicité, celui de son implication dans Windfall, ni l’étendue des manipulations dont il a pu à cette occasion faire l’objet de la part de Smiley…

Toujours est-il que Guillam se voit obligé par Bunny et Laura de procéder à l’examen des archives, lacunaires évidemment, du dossier Windfall afin d’en tirer quelques conclusions utilisables. Notre espion à la retraite, sentant bien qu’il risque, faute qu’on puisse mettre la main sur Smiley, de figurer comme coupable idéal, décide de reprendre secrètement l’enquête à son propre compte. Les documents disponibles, ses souvenirs, des rencontres avec d’anciens acteurs de Windfall ou avec de nouveaux protagonistes éclaireront les circonstances de l’affaire. Après des péripéties et échappées belles qui pour être d’usage n’en sont pas pour autant sans surprises, le roman s’achève sur la rencontre qu’il nous a laissé espérer tout du long, celle de Guillam avec son ancien mentor, Smiley. Admiratif, le plus jeune des deux hommes, peut dire de l’autre : « c’était toujours le même George, qui avait atteint l’âge qu’il avait toujours paru avoir ». Clin d’œil de Le Carré à notre adresse pour souligner son indifférence à la fidélité  temporelle puisque Smiley, qui avait déjà au moins cinquante-cinq ans au début des années soixante, en a donc aujourd’hui plus de cent. Clin d’œil que Le Carré répète au fil des pages en faisant réapparaître des figures d’autrefois, Bill Haydon, Percy Alleline, Jim Prideaux, Connie Sachs… avec ou sans souci de l’âge qu’ils « devraient » avoir.

John Le Carré, L’héritage des espions.

John Le Carré © Nadav Kander

L’héritage des espions est donc d’abord un excellent divertissement pour fans de l’auteur et une sorte de mémorial de cette époque disparue, la guerre froide, à laquelle Le Carré doit sa gloire. C’est aussi une remise en service convaincante de ses grands thèmes (le secret, la trahison, l’identité, la vérité, la raison d’État…) explorés avec son habituelle et efficace panoplie de techniques narratives, beaucoup d’ironie et son extraordinaire maîtrise de l’intrigue complexe. Mais, plus que dans des ouvrages précédents – sans doute parce que Guillam comme  Le Carré est octogénaire et Smiley centenaire –, le livre élabore une réflexion sur les effets du temps : essentiellement ceux que la distance produit sur une lecture de l’expérience individuelle et d’événements historiques révolus. Les années  agissent sur la mémoire, l’Histoire des historiens esquisse des perspectives invisibles autrefois. Ainsi, l’opération Windfall, sur laquelle L’héritage des espions cherche à découvrir la vérité, finit par être prétexte à une interrogation des motifs et des actions du passé : le degré de compréhension que ses acteurs (organisateurs ou victimes) pouvaient en avoir, la validité de la cause pour laquelle ils croyaient agir…

Pourquoi me suis-je battu, s’interroge donc Smiley lors de sa conversation avec Guillam ? Pourquoi, dans le cadre particulier de l’opération Windfall, avoir « sacrifié un excellent agent et une femme innocente au nom d’une cause dont le monde se souvient à peine ? ».  Il ne se demande pas si la fin justifie ou justifiait les moyens, mais si les actions  accomplies au service d’une idée ou d’un engagement (avec leur lot de vies sacrifiées, de liens humains saccagés, et parfois de désordres internationaux) avaient un sens.

Le Carré se montre là au meilleur de sa forme, préservant, comme dans ses romans des années soixante-dix, les ambiguïtés et sondant les abimes de l’incertitude morale. Puis l’écrivain des romans plus récents, engagé, attaché à certaines convictions, reprend la main et fait dire à Smiley : « Tout ça c’était pour l’Angleterre, alors ? […] Mais l’Angleterre de qui ? L’Angleterre de quoi ? L’Angleterre isolée, citoyenne de nulle part ? Je suis un Européen […] Si j’ai eu un idéal hors d’atteinte, c’était de sortir l’Europe des ténèbres dans lesquelles elle se trouvait pour l’emmener vers un nouvel âge de raison. Et je l’ai toujours ».

Ah, ça alors ! Un George Smiley anti-Brexit ! Le Carré « conteur » (c’est ainsi qu’il aimerait qu’on se souvienne de lui), écrivain des temps finissants, des problématiques géopolitiques et humanitaires désespérantes, prend donc ardemment un nouveau parti un peu dépourvu de panache et d’éclat, sauf dans sa formulation : maintenir l’Angleterre dans l’Europe. Mais c’est comme cela qu’on l’aime politiquement, Le Carré, en ironiste désespéré et nostalgique – fort conscient des pièges de la nostalgie et du désespoir – se déclarant pro-européen d’une Europe anti-May et anti-libérale.


  1. Les Cahiers de l’Herne publient un numéro spécial John le Carré (33 €) qui contient une vingtaine de textes de le Carré lui-même (préfaces, entretiens…) et une trentaine d’articles critiques.  Parmi les contributions, on peut citer celles de Jérôme et Paul Bleton (sur le roman d’espionnage), William Boyd (pour une étude précise de l’écriture de Le Carré), Jean-Pierre Morel (sur Karla, le « double » de Smiley).

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