Dans Supersize me, film consacré à la malbouffe, le cinéaste passait son temps à manger des hamburgers comme on en trouve dans une fameuse chaîne à l’enseigne d’un clown. Rinny Gremaud, auteure d’Un monde en toc s’inflige une épreuve semblable en passant vingt-trois jours dans les plus grands centres commerciaux de la planète. Un cauchemar climatisé.
Rinny Gremaud, Un monde en toc. Seuil, coll « Fiction & Cie », 176 p., 17 €
Edmonton, Pékin, Kuala Lumpur, Dubaï, Casablanca. Plus de trente-mille kilomètres. Température moyenne constante : 21°. Rinny Gremaud, auteure et narratrice de ce récit-enquête, ne sort guère des centres commerciaux dont nous n’avons, en Europe, qu’une infime idée. S’ils nous semblent grands, c’est que nous n’avons pas arpenté les 493.000 mètres carrés de celui d’Edmonton, les 550.000 de celui de Pékin, ni vu la tour qui surplombe le Dubaï Mall. En ce lieu, alors que l’on descend rarement sous les 40 degrés dehors, des expatriés slovènes pratiquent le ski pour que leurs enfants gardent l’habitude des sports d’hiver. Reste le parent pauvre, le maillon faible de cette chaîne incroyable : le Morocco Mall de Casablanca. La clientèle viendrait en nombre, mais quel touriste a envie d’entrer dans le plus grand magasin Zara d’Afrique ? Les Marocains qui vivent sur place ont, eux, tout juste de quoi s’y offrir un café.
Il est question de démesure, et on verra ici comment elle se manifeste, mais les malls sont les parfaits miroirs de la mondialisation, de la différence de classes et de l’injustice sociale universalisée, de la sinistre généralisation du même. La conclusion que tire Rinny Gremaud de son séjour à Dubaï est éloquente : « Passer quelques jours à Dubaï, c’est faire l’expérience d’un monde où l’inégalité constitue l’ordre inaltérable des choses. […] On peut trouver cela désagréable, mais la réalité c’est que le « système Dubaï », s’il faut lui donner un nom, ce modèle économique ouvertement inique, voué au profit des uns par la soumission volontaire des autres, est celui dans lequel baigne une vaste majorité de la population mondiale. » On se tromperait cependant, lisant ce passage, à voir dans ce récit un pamphlet anti-mondialisation. Le constat de l’inégalité ne date pas d’hier et qui a lu, dans les Choses vues de Hugo la scène qui annonce Les Misérables, où l’on voit un pauvre voleur sortir d’une boulangerie entre deux gendarmes, tandis qu’une riche jeune femme dorlote son bébé, sait ce qu’il en est. L’auteure l’écrit elle-même, dans un de ces moments de colère qui l’étreigne ; tout a été dit.
Ce qui ne l’a pas été, et qu’elle écrit, c’est comment ce monde en toc est né, comment il s’est développé, et qui en sont les acteurs. Et il y a dans sa démarche quelque chose qui rappelle Perec par son côté systématique. Elle emploie des verbes à l’infinitif pour marquer la mise en mouvement. Elle se donne pour contrainte de visiter les malls, d’interroger les gens qui y travaillent, qui y passent des journées, qui s’assurent de leur gestion, de leur rentabilité. Elle le fait sans accuser, sans exagérer, avec une pointe d’ironie par laquelle, habitante d’un « bobo-land » à Lausanne, elle ne s’épargne pas. C’est d’ailleurs de cette petite ville suisse, qu’elle trouve assez laide, qu’elle part, quittant pour son périple ceux qui lui sont chers. Les passages qu’elle leur consacre ne sont pas les plus passionnants.
La force du récit est ailleurs, et d’abord dans son interrogation sur ces espèces d’espaces que sont ces malls. Non-lieux pour reprendre le mot de Marc Augé, « mégamarché » comme les nomme Olivier Rolin qui préface le livre, « extrait du monde », « laboratoire » ou utopie, comme elle les qualifie. Ils ont quelque chose de la ville mais pas son épaisseur, sa densité, son intensité. À Edmonton, le Mall a remplacé le centre ville ; il est plus grand que le Vatican. On vient de loin pour y faire les achats à la rentrée scolaire, pour s’y divertir, y oublier la rudesse des – 20° en hiver, la dureté du travail dans les gisements de gaz de schiste. À Kuala-Lumpur, dans la moiteur tropicale, les nombreux malls (on en compte au moins cinq dans une même zone et elle en visite onze en quelques jours) constituent d’autres abris qu’en Alberta canadien. À Dubaï, Rinny Gremaud cherche en vain des bas-fonds : « sous le sable, il n’y a que l’argent du pétrole. » Le mall semble un refuge contre les excès du climat. Mais l’excès qui règne à l’intérieur est d’une autre nature. Excès de l’argent, de l’ennui, du semblable, du faux. Il faut avoir le cynisme d’un artiste conceptuel pour trouver de la beauté dans ce monde amnésique, vide et creux des centres commerciaux.
Ce que raconte la narratrice, c’est par exemple une femme qui dépense 27 000 dollars par mois (son mari en gagne 60 000 en extrayant le pétrole dans l’Alberta). Elle passe toutes ses journées dans le centre, une nourrice s’occupe de ses deux enfants. Comment tient-elle ? « Avec un bon cocktail journalier d’anxiolytiques arrosés à l’alcool et flambé à la drogue douce, il s’avère possible d’y passer carrément toute une vie. » Des êtres comme « L. » – l’auteure ne donne que des initiales à ses personnages – on en rencontre à Pékin, à Casablanca ou à Kuala-Lumpur. On croise des « expats » qui nagent dans les immenses piscines à vague ou se donnent des sensations fortes, moyennant force finance, en côtoyant des requins dans les bassins. On voit aussi celles et ceux faisant marcher la gigantesque machine, qui par bien des aspects, rappelle l’univers imaginé par Fritz Lang dans Métropolis. La petite caissière philippine ne s’assoit jamais. Un pied sur la pédale, elle fait avancer sur le tapis la marchandise achetée par des Russes indifférentes. Arrivant à l’aéroport de Dubaï, l’un des plus fréquentés au monde, la narratrice croise un « fret de main-d’œuvre non qualifié, expédié depuis les Philippines ».
De l’autre côté de la barrière, on découvre celles et ceux qui ont créé ces malls et, à travers l’histoire de Ghermezian, né en Iran, celle de Salwa Akhannouch, marocaine qui connaît son pays du fond de sa voiture aux vitres fumées, ou des Chinois qui ont inventé les malls de Pékin ou Kuala-Lumpur, on mesure ce que peut être l’audace, la folie… et le génie commercial. Toutes choses qui échappent aux gestionnaires, dont Rinny Gremaud rend le sabir sans grâce appris dans des MBA.
Le mall est un laboratoire du monde d’aujourd’hui, dans sa brutalité mais notre bêtise, notre ignorance offrent à ce tourisme-là des perspectives radieuses. Kuala-Lumpur n’a rien d’autre à proposer que ce commerce généralisé et la ville est devenue pour cela une destination touristique. L’entreprise Disney, qui a sans doute été à l’origine de l’esthétique des malls et de la place accordée aux cinémas et autres attractions à travers ses parcs fournit ses modèles, détermine l’architecture et l’agencement des centres. De grandes chaînes qui paient rarement leurs impôts en Europe sont installées en Chine et imposent leur vision de la consommation de café, et du monde en général. Mais de même que pendant longtemps ce que faisaient les Américains annonçait ce qui arriverait en Europe, ce que font les consommateurs chinois est un indice sûr : internet a remplacé le commerce des malls. On s’y rend pour regarder, on pratique le « binge viewing », et le lundi, on passe commande sur Tabao, site de commerce en ligne qui vend même de la nourriture.
Est-ce à dire que ces malls, tels des dinosaures disparaitront ? Sans doute pas. Ils valent Venise, telle qu’on voit la ville depuis les paquebots énormes qui entrent dans la lagune. Ils sont remplis de répliques de monuments, qui, pour des gens sans mémoire valent les monuments authentiques qu’on peut voir à Paris, Madrid ou Londres. Ils sont remplis de boutiques qui font encore rêver bien que toutes identiques. À lire les enseignes d’une allée de Dubaï consacrée aux montres de luxe, ou celle de Kuala Lumpur, avec l’énumération de marques qui semble ne jamais finir, on demeure incrédule. Il y a des gens que cela fait rêver, qui espèrent et attendent. Ils font des selfies dans l’aéroport de Bangkok, le plus « géotagué » de la planète, et ils envoient des messages sur Twitter, avec ce dièse qui ne renvoie à nulle musique, sinon celle du tiroir caisse qui s’ouvre et se ferme. C’est d’un ennui mortel.