David Malouf est l’un des grands écrivains australiens contemporains. Aujourd’hui âgé de quatre-vingt-quatre ans, il figure sur la liste des « Trésors humains vivants d’Australie » (National Living Treasures) avec Nicole Kidman (actrice), Rod Laver (joueur de tennis), Clive Palmer (magnat minier en délicatesse avec la justice) et quatre-vingt-seize autres personnes jugées précieuses pour le patrimoine immatériel du pays. Cela doit le faire sourire.
David Malouf, L’infinie patience des oiseaux. Trad. de l’anglais (Australie) par Nadine Gassie. Albin Michel, 217 p., 20 €
Mais sa contribution à l’aura nationale, contrairement à celle d’autres de la liste, est indiscutable. En effet, à la fois poète et romancier, David Malouf est l’auteur d’une œuvre qui porte une grande attention à l’histoire, aux paysages et aux hommes de son pays natal tout en s’écartant des imaginaires un peu rabâchés sur ces sujets.
Dans L’infinie patience des oiseaux, mince roman qu’il a écrit en 1982 et qui sort aujourd’hui en traduction française, Malouf montre son désir de sortir des schémas prévisibles concernant « l’identité » australienne et adopte la manière élégamment elliptique qui est souvent la sienne dans le domaine du roman. Il s’est d’ailleurs parfois expliqué sur son approche quasi poétique de la fiction. Dans une interview, il a ainsi résumé cette conception très personnelle : « Je raconte une histoire de la même façon que je donne une structure à un poème » ; « Je ne pense jamais à l’intrigue mais plutôt à des correspondances, à un développement métaphorique, à une métamorphose. C’est cela qui me fournit une sorte de sujet et à partir de là l’intrigue se construit toute seule ».
Celle de L’infinie patience des oiseaux est en surface d’une grande simplicité et les implications symboliques en sont claires. L’ouvrage raconte en effet la très courte vie d’un jeune homme qui se lie d’amitié avec un autre puis meurt sur un champ de bataille européen pendant la Première Guerre mondiale : le rapport particulier que les deux personnages, d’origines sociales très différentes, entretiennent avec la nature sauvage australienne fait l’objet de la première partie et leur participation au conflit mondial en Europe celui de la seconde.
Ainsi, Jim Saddler, vingt ans, natif du Queensland (là où Malouf a lui-même vu le jour), devient le gardien de terres que possède Ashley Crowther, guère plus âgé que lui et récemment revenu d’une douzaine d’années d’études à Cambridge et en Allemagne. Ce dernier souhaitant faire de ses propriétés près du Pacifique une réserve naturelle, il a trouvé en Jim, passionné par la flore et la faune de la région, l’homme qu’il lui fallait. Jim a donc pour charge principale de dresser un inventaire des oiseaux des zones côtières ou marécageuses et d’étudier leurs migrations et leur mœurs. Une photographe, Miss Imogen Harcourt, troisième personnage important du roman, l’accompagne de temps à autre pour saisir des images d’hirondelles, de pluviers à face noire, de bécasseaux maubèches, de chevaliers aboyeurs, de courlis de Sibérie… Se déploie donc, grâce à ces trois amoureux du monde naturel, un élégant pastoralisme romantique finement tempéré par un questionnement sur les processus de distorsion et d’appropriation qu’opèrent l’œil et l’esprit « colonial » sur des réalités réputées vierges de toute observation préalable.
La seconde partie du roman se construit en contraste symbolique avec la première. Après le paradis australien vient l’enfer ; celui des champs de bataille de l’Europe en guerre. À l’idylle du Queensland succède le chaos des Flandres. Au sanctuaire végétal et animalier, des lieux de massacre et de destruction ; à la douceur lumineuse des marais et de l’océan, le chaos noir et boueux des tranchées… Mais Malouf ne joue pas que sur les bonnes vieilles antithèses nature/civilisation, innocence/expérience, il offre entre les deux parties dissemblables de son livre des lignes de continuité d’ordre psychologique et existentiel (la solitude des êtres, le caractère inouï de toute vie, qu’elle soit humaine ou animale) ; d’ordre épistémologique (les processus du déchiffrement de la réalité) ; d’ordre moral (l’ouverture à l’autre comme agrandissement de soi).
L’épilogue ramène le lecteur du monde européen, celui de la négation de tout paysage et de l’écrabouillement des corps dans la boue et le sang, au monde du Queensland, doux aux formes naturelles, humaines et animales. Là, sur la plage, Imogen Harcourt pleure la mort au champ d’honneur de son ami Jim lorsque, témoin stupéfaite de 1918, elle aperçoit un spectacle sans précédent : « Un adolescent marchait… non, courait sur l’eau. Se mouvait rapidement à sa surface. Suspendu là dans un équilibre délicat, bras levés et genoux fléchis, comme retenus par des fils invisibles, elle n’avait jamais rien vu de semblable. Il glissait rapidement vers elle ; puis à la crête de la vague, nettement découpé contre le ciel, il dévala dans le creux noircissant, chuta, et elle vit une espèce de planche lancer un éclair dans la lumière du soleil et s’envoler derrière lui. […] C’était nouveau. Tant de choses étaient nouvelles. Tout changeait. Le passé ne tiendrait pas et ne pouvait être retenu. Un jour prochain il se pouvait qu’elle photographie cette chose nouvelle. […] Cet empressement à se tourner, l’espace d’un instant, vers l’avenir la surprit et lui fit mal ».
Et Imogen, assaillie d’émotions, repart dans les dunes, déjà prise par l’idée de ce futur cliché… Sentir, voir, nommer, fixer par les mots ou l’image, telles sont les activités que chaque moment de L’infinie patience des oiseaux met en scène. La plus belle, cependant, indissociable des autres, apparaît être celle de sentir. Car le roman, plaçant au premier plan l’intelligence merveilleuse de la sensation, est bien un hymne discret et poétique à l’Homo sentiens.