De haut vol

C’est l’histoire, complètement rocambolesque et parfaitement vraie, d’un jeune homme qui visite les plus belles propriétés de la capitale en se faisant passer pour le neveu d’Hariri, de Kadhafi ou d’Assad. Un jour, il décide de braquer un hôtel particulier. La prison l’attend. Il n’attendait peut-être qu’elle… Alexandre Brandy signe un premier roman comme il n’y en a pas deux.


Alexandre Brandy, Il y a longtemps que je mens. Grasset, 208 p., 18 €


N’était le titre du livre, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Voyez par vous-même : une allure de jeune homme de bonne famille, les gestes et le costume qui vont avec, l’élocution de circonstance, et puis, surtout, cette date de naissance qu’il dévoile très tôt dans le texte : un 25 décembre, ça ne s’invente pas ! Il sera Roi ou ne sera pas. Ou alors ? Tout n’est que jeu, crime et volupté. À commencer par le petit rictus sur la photo de couverture, qui contrarie légèrement le portrait-robot. À continuer par les noms qu’il emprunte, et pas à m’importe qui : Hariri, Kadhafi, Assad. À prolonger par les visites de somptueux appartements qu’il n’a jamais eu l’intention d’acheter. À s’arrêter sur les séances de baisade avec une certaine Kim, à qui il raconte des histoires pour la faire jouir. Le reste s’ensuit, de plus belle. Un braquage de haute volée, avec pistolet factice s’il vous plaît. L’arrestation qu’il attend, comme son père un enfant. La prison qui lui permet de s’évader, intensément. On en finirait presque par oublier le récit qu’il fait de tous ses errements. C’est un peu gros, non ? Alexandre Brandy nous avait pourtant prévenus : « On ne me croit que trop rarement quand je dis la vérité. »

Voilà donc un premier roman comme il n’y en a pas deux, une autobiographie par la bande si l’on veut, une façon de se raconter hilarement inquiétante ou hardiment primesautière, c’est selon, genre Genet qui aurait croisé Kafka dans un excellent mauvais film de Woody Allen. Totalement escroc, mais pas trop quand même…

On peut dire les choses autrement. Dans Il y a longtemps que je mens, Alexandre Brandy n’est jamais là où on l’attend. De fait, tout en racontant sa prime vie d’imposteur en série, il dérive, il devise, il gnomise. Sur l’Histoire et sa morale (« la sodomie de juin 40 » !, le mur de Berlin qui tombe…), sur la littérature et le mal (Flaubert, Baudelaire….), sur la peinture et les pierres tombales (les deux frères van Gogh et une hallucinante, mais véridique…, histoire de prénoms et de morts-nés). On ne sait plus où donner de la tête, on oblique ou on abdique, ou encore on rit aux éclats, comme dans ce face-à-face avec un portrait de Napoléon : « Je regardais Napoléon ; Napoléon me regardait. Nous nous regardions tous les deux, avec défi. C’est contre Napoléon qu’il m’aurait plu de me battre, contre lui qu’il m’aurait plu d’intriguer. J’aime les intrigues, les conspirations. Depuis toujours, dans mon lit, je rêvais à des histoires de trahisons et je mêlais la grande Histoire à la mienne, bien trop incomplète. »

L’escroc a les crocs bien affutés. Les propos sidérants alternent avec les constats mordants, et si Brandy dupe son prochain, il n’est dupe de rien. La plume trempée dans le vitriol, il exécute son modèle et le portrait qui va avec : la bêtise crasse des uns, l’appât du gain des autres, les deux qui vont le plus souvent ensemble. Dans la catégorie faux-cul, l’agent immobilier tient le haut du pavé, avide de la galette, à n’importe quel prix. Mais mentira bien qui mentira le dernier : « Tout mensonge a sa caution, ce que l’on pourrait appeler une caution morale. Tout mensonge a quelque chose ou quelqu’un qui le soutient. Pour le mien, c’étaient les agents immobiliers. Ces derniers furent pour moi – pour mon mensonge – des sortes de cariatides, des atlantes, des télamons. Il suffisait qu’aux agents immobiliers je me présente une première fois, M. Kadhafi – il n’y avait pas besoin d’en dire davantage, le nom suffisait –, que je les convainque de cette identité – par la force de mon nom, par la finesse de mon jeu –, pour qu’ensuite eux-mêmes, à leur tour, me présentent aux différents propriétaires, je vous présente M. Kadhafi ; les propriétaires à leur tour en étaient convaincus – sans aucune difficulté –, et me présentaient ensuite à leurs amis, je te présente M. Kadhafi ; les amis à leur tour en étaient convaincus… »

Alexandre Brandy, Il y a longtemps que je mens

Ainsi, donc, depuis qu’il respire ou presque, Alexandre Brandy ment : « Quelques années seulement séparent mon apprentissage de la parole de celui du mensonge ». Ment sûrement, et surment. C’est un jeu comme un autre, surtout : une autre façon de dire Je. Il y a un risque, celui d’être pris en flagrant délit de mensonge, mais qu’importe… Ou peut-être : tant mieux ! C’est que le mensonge est pour Brandy, comme pour la plupart des menteurs, un modèle d’équilibre, une manière de se tenir debout entre deux chaises vides. Être (masqué) signifiant le plus souvent risquer d’être (démasqué), le plaisir de voyeur et le désir d’être vu allant de pair. Allant avec le père ? Ce père militaire de carrière, qu’il dit inconnu de lui ? C’est une hypothèse plus que plausible : « Il travaillait à Paris au moment de mes impostures, et y louait un appartement. Il avait un poste à l’état-major des Armées, boulevard Saint-Germain. Nous aurions alors pu nous y croiser, boulevard Saint-Germain, lui en uniforme kaki et moi en costume gris clair. Je ne sais pas si nous nous serions reconnus. »

« Mon nom était la pièce au centre du jeu…/… Mon nom était le pilier de l’illusion. » Tout se joue donc autour et à partir du nom propre dans ce roman d’un autre pas comme les autres. Le nom, les noms qu’Alexandre Brandy emprunte, invente et usurpe, bien sûr, mais aussi celui qu’il porte, dans la vie, et ne porte pas, dans le livre. Car, un peu comme dans la Recherche, on n’entend jamais le vrai nom d’Alexandre. L’auteur Brandy reste ainsi fixé à son prénom, comme l’enfant à son enfance. Ou à sa mère : « Une femme d’une soixantaine d’années ouvrit une porte, depuis l’intérieur du bureau du juge, et prononça mon nom, le vrai – celui que ma mère cousait à l’intérieur de mes vêtements, l’été, avant que je ne parte en colonie de vacances. »

Cacher/révéler son nom : révéler/cacher sa judéité ? C’est sans doute une des explications possibles, et plausibles, de ce roman à clés et serrures multiples. Comme si celui qui se dit parfois Juif, parfois demi-Juif, n’avait d’autre solution, pour le prouver, que d’être… un véritable… imposteur. Comble de l’ironie, c’est un réactionnaire de libraire qui le démasque, si l’on peut dire : « ⎯ … je ne vous apprends rien, M. Kadhafi, les Juifs sont les pires des imposteurs, ils changent de nom, ils perdent leur accent, le Juif change d’identité, il s’assimile, le Juif, il est intelligent… »

Il y a d’ailleurs dans la manière d’être escroc de Brandy, de baiser ceux qui voudraient le baiser (ah ! ces agents immobiliers, décidément, qui vendent des biens qui ne leur appartiennent pas…), une sorte de rédemption à l’envers, où le coupable viendrait prendre la place de la victime, comme pour mieux expier une faute qu’il n’a pas vraiment commise. Ce n’est sans doute pas le fait du hasard si l’auteur, qui vient tout juste d’être arrêté, soliloque longuement sur l’affaire du gang des barbares et le nom d’Ilan Halimi, ce jeune homme Juif qui a été torturé pendant vingt-quatre jours parce que ses bourreaux croyaient qu’il était riche. Ou parce qu’il était Juif. Ou parce que « ce crime pose la question du Juif, éternelle, insondable pour certains : qui du Juif ou de l’argent avait été là en premier ? Qui avait pondu l’autre ? Le Juif l’argent ou l’argent le Juif ? Meurtre crapuleux, ou meurtre antisémite ? Les deux ? Qui avait été là le premier ? La crapule, ou l’antisémite ? Qui avait pondu l’autre ? »

Au fond, on peut se dire que Brandy n’attendait qu’une chose après son braquage réussi : être découvert, être démasqué, être reconnu (comme Juif), être arrêté et ainsi arrêter de ne pas être : « Je pensais au suicide – le véritable, le définitif. Ce n’est pas en prison que je penserais au suicide, mais pendant les dix jours qui précédèrent mon arrestation.
Axiome n°1. Si personne ne veut m’arrêter : le suicide.
Axiome n°2. Si quelqu’un, un jour, m’apprend mon immortalité : le suicide.
Axiome n°3 : Si l’on m’arrête : vivre. Exister.
J’ai alors pensé au Juif errant. Le Juif errant ne pouvait pas mourir car on lui avait retiré la mort…/… Au Juif errant on avait retiré la mort ; à moi, l’arrestation. J’étais condamné à marcher éternellement, et à me balader à travers les siècles. »

Un peu plus tard, en prison, Alexandre se verra décerner, pour le braquage et les impostures, le prix du meilleur espoir masculin. Il jouera de même le nègre d’un Noir gigantesque, écrira pour lui des lettres à l’administration pénitentiaire, à sa mère aussi. Pour lui ? Ce serait alors la fin de la vie comme un roman… et le début de la littérature.

À la Une du n° 50