Traduire sa vie

Si Albert Bensoussan est le grand traducteur que l’on sait des écrivains sud-américains de langue espagnole, et tout particulièrement de Mario Vargas Llosa, il est aussi et surtout un écrivain à part entière, auteur d’une bonne quarantaine de livres dont de nombreux romans et récits où l’Algérie de son enfance et de son adolescence occupe une place prépondérante.


Albert Bensoussan, Le vertige des étreintes. Maurice Nadeau, 268 p., 19 €


Son œuvre est ponctuée d’éléments autobiographiques qui se font écho d’un livre à l’autre, qui laissent entrevoir l’espace et le temps d’une vie, avec d’inévitables silences. Le puzzle restait à reconstituer, si tant est qu’on puisse ajuster toutes ces pièces d’existence aux contours mouvants, flottant au gré de la mémoire, et qui s’enchevêtrent. C’est à ce travail de décomposition-recomposition que s’attelle Bensoussan dans Le vertige des étreintes, qu’il vient de publier aux éditions Maurice Nadeau et qui est sa tentative la plus aboutie d’engendrer le passé, lui qui n’a pas de descendance, de donner naissance à un être de mots qui lui ressemble et qui se met ainsi à vivre en nous, ses lecteurs.

Albert Bensoussan, Le vertige des étreintes

Albert Bensoussan

La mémoire – et ses jeux d’ombres et de lumières au fond de la caverne chère à Platon – est donc omniprésente dans le livre d’Albert Bensoussan. Elle en constitue la trame, mais ce n’est pas pour autant un récit autobiographique qui nous est proposé, du moins dans le sens où nous l’entendons ordinairement, avec sa linéarité, sa suite logique d’événements qui fait qu’un individu devient, par causalité, ce qu’il est. C’est plutôt une vision au kaléidoscope où les images du passé viennent s’inscrire en désordre, avec des souvenirs récurrents qui, à défaut de clefs, sont des repères et aident à ne pas perdre pied dans ce magma de formes disparates qui donne le vertige. Mais qu’est-ce que la mémoire ? Tout écrivain qui s’interroge sur sa vie écoulée se pose cette question au moment d’écrire. Car la mémoire est faillible, peut se révéler infidèle. Ou plutôt sa véracité, si elle tient compte des événements, relève aussi d’une subjectivité. Elle a aussi la capacité d’inventer, même à notre insu, de refaçonner la réalité par l’imaginaire et les fantasmes. Qui croira que la trilogie d’Henry Miller, La crucifixion en rose, est un récit absolument véridique ? Sa vérité est ailleurs, elle est dans la littérature, ce qui est essentiel. Dans cet esprit, Alain Jouffroy pouvait parler de « roman vécu » et Aragon de « mentir-vrai », et c’est à ce prix que l’autobiographie peut prendre sa dimension d’œuvre et révéler sa justesse.

Il y a forcément aussi chez Albert Bensoussan, tel qu’il se raconte dans Le vertige des étreintes, ce jeu entre la réalité et les fantasmes, surtout quand il évoque les souvenirs anciens, ceux de sa jeunesse en Algérie qu’il relate avec une sorte de gourmandise, une fringale de mots, saveur des noms, des étymologies, des mets, des friandises et de tous ces émois de la chair, des premières étreintes. Mais, tel Janus, le livre a un deuxième visage, pathétique et nu, face à une réalité douloureuse qui exclut toute échappée dans une surenchère verbale. Quand il décrit les dernières années avec sa première épouse qu’il appelle Dores, autrefois si rayonnante, et qui va mourir d’une maladie terriblement invalidante, Bensoussan ne s’accorde aucune compromission avec la langue. Il n’exagère rien, n’allège rien. Il lui faut parler au plus juste, dire les choses telles qu’elles sont, dans le détail, d’une façon précise, presque clinique comme pour circonscrire au scalpel l’émotion et l’empêcher de se répandre, l’enfouir à jamais dans les sillons de l’écriture pour ne plus porter le fardeau. « Écrire pour se sauver », dit-il.

Albert Bensoussan, Le vertige des étreintes

Lire Le vertige des étreintes, c’est s’abandonner à un tourbillon d’écriture et de vie, à un vaste mouvement circulaire qui est l’une des clefs de ce livre. Bensoussan n’a jamais oublié le kholkhal, ce bracelet de cheville d’origine berbère que portaient les femmes en Algérie lors des grandes occasions et qui donne à son récit cette allure tournoyante, sensuelle et singulière, où temps et espace se croisent selon leur bon plaisir. L’autre clef est le « coup de dés », celui qui décide d’une vie, qui lui fit rencontrer Dores, puis Leah, tout ce que le hasard peut avoir de décisif, décisif parce qu’aléatoire. Et si, dans une sorte de pari impossible, avec humour, émotion, tendresse, avec des rires et des larmes dans la voix, Albert Bensoussan avait tenté dans ce livre de traduire sa propre vie ?

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