Instituteur solitaire au cœur de l’Anatolie

Azad Ziya Eren se situe dans la lignée de Mahmut Makal, « instituteur-paysan », qui écrivit, en 1948, Notre Village traduit sous le titre Un village anatolien dans la prestigieuse collection « Terres Humaines » (1963). Cet ouvrage décrivait, au pays d’Atatürk, le dénuement pathétique de la population rurale de la région d’Aksaray avec un réalisme et une simplicité qui valut à l’auteur un succès retentissant, et… une brève incarcération. Eren, quant à lui, ne vient pas du monde paysan et il est aussi poète. Toutefois, il va parvenir à exercer pendant plusieurs années sa fonction d’instituteur dans un contexte particulièrement âpre et décourageant.


Azad Ziya Eren, Instituteur de campagne en Anatolie. Bleu autour, 140 p., 13 €


Azad Ziya Eren est né en 1976 à Diyarbakir, dans une famille aux origines à la fois arménienne et kurde : « Après le génocide arménien de 1915, l’État a loué les villages d’Arméniens devenus désertiques aux Kurdes de la région. Askar, le village qui appartenait à la famille maternelle de mon père, s’est ainsi peuplé de Kurdes qui constitueront l’ascendance paternelle de mon père. » Il effectue des études afin de devenir instituteur et exerce à Sakizköy, un village de la région de Diyarbakir. En 1999, il est arrêté et torturé pendant 10 jours, peu après l’arrestation du leader kurde du PKK, Abdullah Öcalan. Il ne s’est pourtant rendu coupable que d’activités littéraires. Ensuite, il se fait connaître par ses poèmes, et, en 2003, Enis Batur lui propose de publier son journal d’enseignant sous forme d’un feuilleton, dans la revue Kitap-lik.

Eren ne cherche pas à mythifier la région et sa population, bien au contraire. Il fait preuve d’emblée de lucidité quant à la solidarité et l’estime qu’il suscite. Non seulement personne ne se soucie de son confort – il ne dispose d’aucun bois de chauffage alors que l’hiver est glacial – mais son pauvre logis est cambriolé et sa radio rafistolée disparaît.

La misère est encore grande dans le village : « […] il faut une bonne dose de courage pour vivre dans l’odeur des bouses séchées, pour câliner ses enfants morveux, pour travailler ces terres arides peuplées d’affamés à la peau flétrie et aux mains énormes… ». Une famille de douze personnes dort dans une seule pièce. Certains enfants n’ont pas de chaussures mais des « chaussons de boue » qu’ils raclent en arrivant en classe. Quand Eren regarde sa classe et ses élèves, il songe à l’ouvrage de Makal : « C’est à se demander ce qui a changé en l’espace de cinquante-deux ans… ». Ce qui le désespère, c’est le manque d’intérêt des parents pour l’école qui favorise l’absentéisme : « L’école ? Bah…, se disent les adultes, ils la reprendront là où ils l’ont laissée. ». Beaucoup, sans égard pour l’avenir de leur progéniture, ne la voit qu’en gardienne de troupeau. Ainsi, l’achat de tabac passe avant l’acquisition des fournitures scolaires. Pourtant, le maître est très aimé de ses élèves du fait qu’il leur accorde une attention qu’ils n’ont jamais rencontrée. Ce qui fait que le mot « Örtmeni » [Mon Maître] devient vite « Ört-beni » [Prends-moi sous ton aile] ! Cependant, le niveau en langue turque n’est pas fameux et certains élèves sont même mutiques, quelques mots prononcés en kurde ne parvenant pas à les réveiller. Nonobstant, les vacances sont redoutées car ce sont des périodes de travaux des champs très durs.

Azad Ziya Eren, Instituteur de campagne en Anatolie

Azad Ziya Eren © Ubeyd Aslan

« En fait de gratification, l’enseignement vous lamine » se dit l’instituteur qui remarque que les hommes politiques locaux n’arrêtent plus leur voiture devant l’école, lors des campagnes électorales. Le quotidien est lourd : une querelle entre un chien et un chat entraîne trois morts, vendettas aidant. Les supplétifs portant kalachnikov, qui aident l’armée contre les militants kurdes et traînent dans le village, se montrent arrogants et provocateurs. Les enfants arrivent à l’école avec d’énormes crevasses dans les mains à cause de la cueillette du coton. Les femmes sont cloîtrées dans leur maison et, si elles tombent malades, ne vont pas en ville se faire soigner, contrairement aux hommes. La coupe est pleine lorsque les supplétifs qui n’ont pas assisté aux cours de turc pour adultes exigent leur diplôme, nécessaire pour obtenir le permis de conduire… Aux menaces succèdent une bagarre, interrompue par les villageois qui se décident, à contrecœur, à intervenir. La lecture du Château de Kafka n’arrange pas les choses ! et celle de Camus inspire à Eren des pensées pessimistes quant à la survie des valeurs exprimées dans Lettres à un ami allemand. Il conclut : « J’ai l’intime conviction de ne plus avoir ma place dans ce nouvel ordre mondial manipulé ».

« Si, dans la journée, je vois enfants et villageois, la nuit me ramène à mon complet isolement.

Tout ce que je cherche à voir disparaît au creux des livres où je m’enfonce.

Je me penche vers les pentes où je me vois rapetisser et lâcher prise.

Les pentes des montagnes de vide, en enfilade. »

Le vieux sage du village, qui se plaint de l’individualisme grandissant ainsi que du manque d’entraide, lui explique : « Ne te mets pas martel en tête, fiston. Celui qui ose lever la main sur un instituteur est maudit ! Mais, toi, ne perds pas de vue que les enfants suivent en définitive le sillage de leurs aînés. Tu as beau, la journée, creuser devant eux le plus profond des canaux de dérivation, l’eau, toujours, retourne à son lit : c’est d’abord la maison qui les nourrit et les modèle. C’est là donc que tu dois installer ton tableau noir si tu veux changer leur sombre destin. Le reste n’est que du vent, fiston, du vent… »

À partir des années 1990, certaines familles préfèrent l’enseignement coranique en arabe à l’école, et leurs membres n’hésitent pas à détourner leur visage lorsqu’ils croisent l’instituteur. Pourtant d’anciennes croyances yézidis survivent vénérant « l’ange Paon qui refuse Allah » et interdit de balayer la maison à la nuit tombée. Les rognures d’ongle ne doivent pas être jetés car elles risqueraient d’être mangées par des animaux mais incrustés dans les murs de la maison. Il ne faut pas non plus prendre de bain le mercredi…

Lors de son service militaire, les avanies réservées aux militants politiques et « minoritaires » (Kurdes, Alévis) valent à Eren un arrêt cardiaque. Il devait transporter des monceaux de vieilles ferrailles d’un point à un autre… Son journal ayant été publié, les supplétifs militaires du village de Sakizköy le menacent. Il est alors nommé à Diyarbakir où il exercera 10 ans. Recep Tayyip Erdoğan relance, en 2015, la guerre au Kurdistan. L’école d’Eren est détruite et il est blessé deux fois. Il part pour Istanbul. Après le coup d’État raté de 2016, il se retrouve, comme des milliers d’enseignants, suspendus de ses fonctions. Son passeport est confisqué ainsi que ceux de sa famille. À force d’interventions extérieures, il parvient à quitter le pays et à bénéficier de résidences d’artiste, en France et aux États-Unis

L’ouvrage, comme celui de Makal jadis, contient des photographies dont la plupart sont des portraits d’enfants qui permettent de mieux ancrer la lecture dans le contexte. Les Éditions Bleu autour ont publié également un recueil de poèmes, de récits et une interview avec des aquarelles, des dessins et des photographies d’Eren, intitulé Tout un monde qui permet de faire connaissance avec « l’instituteur » qui mérite aussi de retenir l’attention pour ses nombreux talents. Cependant, une question taraude le lecteur : pendant combien de temps encore Erdoğan se livrera-t-il à l’épuration intellectuelle de la Turquie ?


Cet article a été publié sur Mediapart.

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