Ce que la guerre fait au sexe

Publiés à un an d’écart, ces deux livres ont une thématique commune – « guerre des sexes », politique des genres, ce que la guerre fait au sexe –, traitée de façons à la fois différentes et apparentées. Celle de la guerre d’Algérie et du « sexe outragé », d’une part ; celle du rapport sexué entre « l’homme arabe » et la France depuis l’indépendance algérienne, d’autre part. Toujours : féminiser l’ennemi (ou le vaincu, français y compris) et sur-viriliser le pouvoir du côté de la droite française, tandis qu’à sa « guerre d’Algérie » la gauche et les combattants algériens opposent guerre de libération nationale et révolution.


Catherine Brun et Todd Shepard (dir.), Guerre d’Algérie : Le sexe outragé. CNRS Éditions, 320 p., 25 €

Todd Shepard, Mâle décolonisation : L’« homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude. Payot, 400 p., 30 €


La construction et la composition du livre dirigé par Catherine Brun et Todd Shepard en font un ouvrage mosaïque – treize articles, cinq sections, alternance de fragments fictionnels (très intéressant apport) et de textes critiques dont les auteurs sont, pour une dizaine d’entre eux, originaires d’Algérie. Anthropologie, psychanalyse, littérature, arts plastiques, science politique, étude du genre, histoire, « le sexe et l’effroi, pris comme objets de visée et angles d’attaque, y ouvrent de nouvelles possibilités de penser l’histoire et les sens de la guerre et de ses représentations ».

À chaque section, un thème précis, mais une ou plusieurs périodes, en somme « l’Algérie d’une guerre à l’autre ». Dans la première section, « Défaire les culturalismes », c’est du viol qu’il s’agit, viol des femmes, corps amputé des hommes. La figure tutélaire de Frantz Fanon circule entre les pages, soit qu’il n’ait pas dépassé une manière de sexisme soit que sa mise en évidence de « la fluidité du genre » et son invitation à sortir du culturalisme aient fécondé la recherche [1].

Avec les « Représentations artistiques postcoloniales des femmes en guerre d’Algérie [2] », on voit ces dernières passer du statut de victimes patriotes et passives – mater dolorosa et femme violée, à l’image du pays – au statut de femmes combattantes : le ministère algérien des Anciens Moujahidin aurait répertorié 10 949 moujahidat. Or, explique Djamila Amrane, aucune d’entre elles n’a jamais été photographiée en tenue militaire, encore moins dans le maquis algérien, mais les artistes (féminines principalement) d’arts plastiques les ont depuis honorées, et continuent de le faire.

L’anthropologue Abderrahmane Moussaoui traite de la question des « dommages » dus aux femmes « violées par les groupes armés et ayant survécu », soit officiellement 2029 femmes. Scrutant le sort de ces femmes pendant la guerre de libération puis la « décennie noire », la finesse intellectuelle de Moussaoui ouvre là aussi des perspectives sur l’histoire de l’Algérie récente et donc… moins récente En effet, revenir sur les violences et viols de l’époque récente – « 200 000 morts et plusieurs milliers d’autres ‟victimes”, […] doit aider à saisir certains ressorts et certaines rémanences des exactions passées ».

À partir de là, Moussaoui débroussaille « l’imbroglio du viol » pendant la guerre avec les islamistes – femmes comme biens et signes d’échanges organisés par certains pères et frères ; femmes butins de guerre, femmes d’un mariage temporaire, dit de jouissance, pratiqué dans l’islam chi’ite et mis au goût du jour dans l’Algérie sunnite des années 1980 par la mouvance islamiste de la Salafiya. Enfin, femmes du mariage coutumier, plus habituel et répandu. Au maquis, deux statuts : épouse ou captive. Or épouser une femme, c’est épouser un clan, et compliquer d’autant les loyautés de la guerre. Le rapt et le viol d’une femme sont d’abord une vengeance, et les tortures infligées à la femme sont adressées aussi à sa famille et à son clan. La victime (sabiya) hésite entre dénonciation, autojustification et occultation de l’acte même : si aux yeux des tortionnaires le viol fait partie du djihad comme défi au groupe incapable de défendre ses femmes, se qualifier de « sabiya », c’est se déclarer victime de guerre et non proie du mâle. La disqualification sociale qui s’ensuit néanmoins, ou « second viol [3] », fait de la victime une suspecte perpétuelle. Son enfant, si elle n’a pas avorté, recouru à l’infanticide ou abandonné le nouveau-né, est mal vu et ce n’est qu’en 2014 qu’un décret a reconnu le statut de « victimes » aux femmes violées par des membres de groupes armés pendant les années 1990, et les mêmes droits à indemnisation que les autres victimes du terrorisme.

À la suite de cet article, un extrait du Journal de Mouloud Ferraoun raconte sèchement comment, du temps de la lutte pour l’indépendance (1954-1962), « les fellaghas expliquaient aux femmes, Coran à l’appui, que leur combat à elles consistait précisément à accepter l’outrage des soldats, ne pas laisser croire à l’ennemi qu’il a touché la chair vive de l’âme kabyle… » Comme une réponse à la question initiale de Messaoui : « Le passé sert-il à occulter un présent jonché de drames commis entre soi ? »

Alice Cherki et Faika Medjahed complètent ces analyses en suivant le fil qui relie les « dénis des viols » d’une guerre à l’autre et d’une génération à l’autre et encore à l’autre et, avec eux, « des chaînes signifiantes […] silenciées ». Et elles en appellent à l’urgence du travail analytique, l’histoire sexuée coloniale étant traumatique et multigénérationnelle. Une funeste paralysie, en quelque sorte.

Les cinq articles de la section « Masculinités » sont consacrés à l’écriture du sexe masculin dans la littérature française de la guerre d’Algérie. Ou comment les rapports entre militarisme français et masculinité peuvent homosexualiser, désexualiser et resexualiser une masculinité pseudo-monolithique. Trois stéréotypes sont à l’œuvre : le parachutiste, le fellagha et l’appelé, en qui sexe et effroi sont noués. Ainsi de Jean Lartéguy, Jean Brune, Jacques Laurent et leurs parachutistes hypersexuels ; Georges Mattéi, Philippe Labro, Pierre Bourgeade et leurs appelés « couillonnés » par l’histoire ; Pierre Guyotat et Bernard Noël, leurs putains démasculinisant(e)s et leurs chiens violeurs.

Catherine Brun reprend la question de l’émasculation, dans les deux camps, et de la preuve, y compris par les archives, quasi inexistante. Témoignages et rumeurs étant par ailleurs trop souvent mêlés, elle se tourne vers la fiction, où ce geste est obsessionnellement présent chez des auteurs contemporains des évènements, ou postérieurs. Selon son hypothèse, ces émasculations correspondent à « une restauration violente de la ségrégation sexuelle et raciale brouillée par le conflit, un terrible rappel à l’ordre différentiel ». Ces « couilles coupées » seraient une solution pour couper court, si l’on peut dire, à « l’idée même de rapport ». Redoutablement efficace, cette « solution »…

Avec le « roman des appelés », Catherine Milkovitch-Rioux approfondit encore la réflexion avec des écrivains du début du XXIe siècle, « une génération d’enfants d’appelés née après la guerre et héritière d’un vécu paternel ‟enclos dans le souvenir” ». Mémoire seconde et reconstituée, mémoire de la répercussion de l’effroi face à la nuit sexuelle et ses mutilations.

Les deux dernières sections couvrent le champ des « Rumeurs ». Fait divers sordide et suspicion systématique d’un Nord-Africain dans le cas de « l’assassin probable de Hayange » (1952), dont Alain Ruscio fait l’anatomie. Autre rumeur du temps des accords d’Évian (1962) : la « traite des Blanches ». En Algérie, la guerre au finish entre l’OAS et le FLN fait rage, constituant l’une des causes de l’exode de la communauté européenne [4]. Sur ce terreau délétère, la rumeur de la traite des Blanches fleurit, relancée en 1982 par une campagne de presse des milieux proches de l’OAS et un livre, en 1986, émanant des mêmes sphères. Les sources consultées par des familles de disparu(e)s et des historiens aboutissent en 2011. Après les accords d’Évian, des femmes européennes ont bel et bien été enlevées, mais des hommes aussi, et en plus grand nombre. Elles ont été victimes de milieux crapuleux ou du FLN. Malgré ces informations partielles, où il est difficile de démêler le vrai du faux, la réalité d’un réseau de traite des Blanches à l’échelle de l’Algérie semble improbable – conclusion confirmée par Shepard dans sa propre contribution puis dans son livre.

Dans la dernière section, « Métropole », Marc André explore (presse, enquêtes policières et archives médicales) comment en France, pendant la guerre d’Algérie, la crainte du franchissement des frontières raciales est doublée de peurs sanitaires. Les « Nord-Africains » (en général les Algériens) sont violents, violeurs et vecteurs d’infections. Quant aux éventuelles relations de métropolitaines avec eux, elles sont stigmatisées voire dénaturées, surtout quand il s’agit de militant(e)s – voir le nationaliste Ali la Pointe qui devient, dans le discours Algérie française, un maquereau [5]. Les Algériennes, quand elles forment une famille avec un Algérien, deviennent les garantes d’une double sécurité, sexuelle et politique, les institutions métropolitaines voyant en elles des femmes au foyer prolifiques. Enfin, les prostituées algériennes sont moins aux mains des proxénètes algériens que les auto-organisatrices de leur propre monde prostitutionnel, tout en drainant sans doute des sommes importantes pour le FNL. Effet collatéral intéressant : en métropole, les Algériennes ont découvert le planning familial et le contrôle des naissances, lequel devient un acquis de la deuxième génération. De la haute lutte pour l’indépendance à l’émancipation sexuelle…

La contribution de Shepard sur ces multiples rumeurs confirme et clôt le livre. Et ouvre sur le suivant. Comme son titre l’indique, ce gros ouvrage couvre une courte période (dix-sept ans), des accords d’Évian à la révolution iranienne. Soit de « l’érotisme de la différence algérienne » à la fin de l’orientalisme « arabophile » dans sa version historicisée et politique ; ou « de la révolution ‟arabe” à la révolution ‟islamique”, à laquelle, au demeurant, sont consacrées quelques lignes seulement : le musulman a remplacé l’Arabe, terme lui-même générique.

Dans son avant-propos, l’historien annonce la couleur : « me pencher sur des arguments […] peu convaincants […] en partie pour expliquer certaines évolutions dérangeantes [et] parce que le monde est complexe ». Ce postulat a incité Shepard à s’intéresser à certains débats « jugés trop vulgaires ou dangereux par la recherche […] notamment l’histoire de la sexualité, les débats autour de la sexualité et de la politique, l’obsession française autour des hommes arabes ».

Sa problématique : pourquoi et comment, après 1962, les « théories profondément sexualisées sur les ‟Arabes” ont été omniprésentes dans les grands débats français » et ce de façon parallèle bien qu’opposée selon qu’on était de « la gauche radicale » ou de l’extrême droite. C’est ainsi que les conséquences de la guerre d’Algérie ont été étroitement mêlées à la révolution dite sexuelle. Après 1962, la « décolonisation » et la « dé-érotisation » (Guyotat) concernent gauchistes et lepénistes divers, sur fond de transformation exponentielle liée au capitalisme de consommation. Pour en prendre la mesure, Shepard en appelle donc à tisser « les histoires de l’empire et celles de la sexualité ». Ainsi de « l’érotisme de la différence algérienne » qui, selon lui, a permis aux Françaises et aux Français « d’appréhender les frontières mouvantes de la nation et de l’identité ». Reste à « faire converger des histoires culturelles denses, des aspects du fait colonial et l’histoire des histoires connectées ».

D’où le choix de cette période où le charisme et le prestige de l’homme algérien révolutionnaire seraient devenus, en tant qu’ils défendaient la famille et la patrie algériennes contre la torture et l’occupation par la France, « pour les anticolonialistes […] une incarnation de la masculinité (universelle et véritable) ». L’homme « arabe » aurait ainsi été le vecteur à la fois de la solution et du poison, selon le point de vue, des problèmes français en France. Tout cela en neuf chapitres plus ou moins chronologiques et ordonnés autour d’une thématique nouée par la période.

Shepard démarre ainsi avec « L’extrême droite et le renouveau de l’orientalisme sexuel dans la France de l’après-décolonisation ». Il y décortique avec minutie la presse d’extrême droite, prise entre son obsession de la virilité et son intérêt pour la masculinité des « Arabes » comme des « Français ». Cette anatomie d’un monde d’hommes fantasmés est pourtant, dès le début et constamment, trouée par un manque, celui de la définition par l’auteur des termes récurrents et cruciaux de « virilité » et de « masculinité ». Shepard termine son livre avec « Le viol comme acte dans les années 1970 », où il analyse finement les réponses féministes aux critiques d’une certaine extrême gauche qui supportait mal les procès politiques du féminisme anti-viol.

Les autres chapitres montrent comment les contradictions, les amalgames et les ambiguïtés du rapport au politique, au genre et au militantisme (d’extrême droite et d’extrême gauche) ont masqué d’autres enjeux, fondamentaux. Si les antiracistes dénoncent le discours de l’extrême droite sur les Arabes, le mouvement de libération des homosexuels, qualifiés de « minets » par Rivarol, dénonce le « racisme anti-arabes et anti-pédés » et revendique un lien privilégié avec les Arabes – voir entre autres Genet et Hocquenghem. En 1971, un tract du FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) annonce : « Nous sommes plus de 343 salopes, nous nous sommes fait enculer par des arabes. Nous en sommes fiers et nous recommencerons… »

Cette surenchère sur le mouvement des femmes pour le droit à l’avortement et cette provocation contre la bienséance homosexuelle bourgeoise ou contre l’homophobie des classes populaires disent le bouillonnement de ces franges actives et connectées – genre, classe, pouvoirs, racisme, impérialisme et leurs intersections. Et bientôt estompées par le capitalisme de la consommation, de la société du spectacle et de leurs productions de masse.

La parole sexuelle et l’histoire post-algérienne sont ainsi passées au scalpel de Shepard : que disent les Algériens de France des homosexuels ? Qu’en écrivent Boudjedra et Ben Jelloun ? Dans le chapitre 5 sur « La prostitution et l’Arabe, 1945 à 1975 », on voit converger morale chrétienne et droit laïque via l’empire français, où les « maisons », désormais interdites en France, demeurent autorisées. Un peu comme les Noirs américains, il convient d’aménager le rut des Arabes – surtout en période d’agitation nationaliste. Prostitution française, algérienne et FNL, mais aussi virilité française et défense de l’empire forment une mêlée sur laquelle Shepard jette des lumières intéressantes, malgré une tendance lourde à la généralisation et à la globalisation abusives.

Ainsi de l’érotisation obsessionnelle du révolutionnaire algérien puis palestinien, dans l’imaginaire français… Nombre de ces révolutionnaires ont pourtant beaucoup frappé nombre de leurs camarades de France, femmes et hommes, par leur machisme et leur traditionalisme appuyés.

Ainsi Shepard parle-t-il longuement d’un monde très restreint, qualifié de « gauche radicale » quand il s’agit de maoïstes, trotskystes, communistes en rupture avec le PCF, autogestionnaires, catholiques de gauche, écologistes, fronts de libération divers, féministes de tendances diverses, tout un monde qu’on ne saurait regrouper sous le même qualificatif, celui de « radical », très et trop américain en l’occurrence. Quant à la presse (quotidienne, hebdomadaire, mensuelle), abondamment utilisée comme support et preuve, Shepard ne nous dit rien de son lectorat, de ses tirages et de ses résonances, qu’il s’agisse de bulletins, du Libération de l’époque ou de Rivarol, Minute ou Histoire d’Elles.

À la fois micro et macro-histoires anti-orthodoxes, comme annoncé, ce qui donne bien du grain à moudre et de cela on lui est reconnaissant, ce livre fait l’impasse entre autres sur l’islam, qui certes n’intéressait pas ce petit monde à l’époque. Crucial par ses effets sur la société française, ce petit monde a été happé depuis les années 1980 par les replis du néolibéralisme, contre/avec lesquels désormais il se débat. En revanche, on n’a jamais autant parlé en France de l’invasion du territoire français par les Arabes, Marine Le Pen et Renaud Camus en font leurs choux gras et les catégories de l’identité et autre nationalisme sont de retour.

Déjà, en 2008, Shepard avait publié 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, où il analysait la redéfinition des institutions françaises, des questions d’identité et de la citoyenneté suite à l’indépendance algérienne. Et y soulignait la volonté de la Ve République de masquer l’échec de ce que Shepard qualifie de projet d’égalité et de fraternité en Algérie entre 1958 et 1962, « un héritage d’inventivité républicaine… ignoré aujourd’hui [6] » Dans Mâle décolonisation, l’historien analyse comment les fantasmes et les stéréotypes sexuels issus de la domination coloniale en Algérie réapparaissent sur le territoire français avec la décolonisation. De 1962 à 1979, ces derniers sont ainsi utilisés quasiment à fronts renversés tant par la « nouvelle droite » que par certains mouvements féministes et homosexuels de la « nouvelle gauche ».


  1. Contribution d’Éric Fassin, « Fanon, du voile au viol. Culture, genre et sexualité ».
  2. Émilie Goudal.
  3. Par Jean-Michel Chaumont, in La concurrence des victimes : Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, 1997, p. 22, (cité par Messaoui, p. 95).
  4. Selon le Journal officiel du 24 novembre 1964, 3 018 civils européens ont disparu entre le cessez-le-feu de mars et décembre 1962.
  5. Sur la couverture du livre de Shepard, une très belle photographie en noir et blanc de l’acteur algérien Brahim Haggiag jouant Ali la Pointe dans La bataille d’Alger (1965).
  6. In Mediapart, 23 mai 2015.

À la Une du n° 34