Conversion au réel

Le roman de Marc Pautrel porte comme sous-titre Vie de Jean-Siméon Chardin, soit une vie de peintre dans le lignage littéraire qui court de Vasari à Pierre Michon.


Marc Pautrel, La sainte réalité : Vie de Jean-Siméon Chardin. Gallimard, coll. « L’Infini », 176 p., 16 €


Certes, cette vie exemplaire que raconte Marc Pautrel, toute dévouée à son art, est celle de l’un des plus grands peintres du XVIIIe siècle, un autodidacte, fils d’un menuisier du roi, fabricant de billards. Jean-Siméon Chardin, qui ne savait ni bien lire ni bien écrire, voulut apprendre à peindre. Non pour imiter la nature ou pour s’en emparer, mais pour en extraire la vie car le temps est fugitif. Dès lors, il s’y applique avec passion, avec fermeté, avec rigueur : rien ne vient le détourner de sa tâche.

Il s’efforce de prouver la vérité de ce qui est, comme de démontrer scientifiquement la vertu du vrai dans ce siècle de liberté : « Diderot et Chardin font un peu le même travail, ils reconstruisent ce vieux monde épuisé, ils le transforment en un monde plus clair débarrassé de son brouillard mortifère, ils explicitent les choses, dégagent l’écorce, percent jusqu’au noyau. Ils disent pareil : ne refusez pas la réalité, écartez la foule des menteurs et des aigris, creusez, ou au contraire éloignez-vous pour élargir le champ, cherchez, bougez, vivez plus fortement, avalez le monde et confirmez sans arrêt en vous l’essence de la réalité. »

Marc Pautrel, La sainte réalité, Vie de Jean-Siméon Chardin

Marc Pautrel © F. Mantovani

L’œil reconstitue à l’aide de quelques couleurs tout un passé, tout un présent de sensations. Il lui faut méditer, apprendre à regarder, en observant la bonne distance, sans a priori. Une telle familiarité est lentement acquise, dans la solitude (le fil est si vite rompu), dans le silence, auprès de sa deuxième femme Françoise-Marguerite, ou de quelques amis choisis avec lesquels il dialogue.

Cependant, « Chardin ne peint que lorsqu’il est seul ». Le peintre affirme sa technique, approfondit sa méthode, élabore son geste. Tout ce travail est long, exigeant, laborieux. Il lui faut s’armer de patience, de concentration, de forces vives.

Chardin s’empare de l’espace du tableau, le réorganise, le façonne : c’est à présent « un panier d’osier haut comme une petite hotte de vendangeur qui occupe tout l’espace et cache une grande partie du mur, et de ce panier débordent des fruits, des grappes de raisins blancs aux grains abondants et au second plan des raisins noirs, deux pêches, quelques feuilles de vigne, des branches de verdure, des blettes et des choux ».

Chaque toile lui offre une perspective inédite. Elle se joue des figures, des corps qui miroitent, voire des objets du quotidien – objets intimes disposés ensemble en autant de profusions retrouvées –, tels « objets de peu » qui semblent extraits d’une nasse d’ombre, magistralement mise en scène, et interprétés tout en préservant leur part de mystère.

L’apprentissage s’apparente à un exercice de dépouillement. Il y a, dans la nécessaire ascèse, dans le besoin impérieux de rendre compte de l’absolue, l’irréductible réalité des choses, comme une mission qui transcende l’expérience picturale de Chardin : elle semble dire une profession de foi.

Ainsi, l’enfant, à qui sa mère a tout enseigné, se souvient-il des signes qu’il a appris à déchiffrer.

Il n’est plus désemparé.

Il a grandi.

Il explore le monde, la peinture, l’horizon qui l’attend.

Et c’est beau à voir.

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