Le complexe du chameau

Est-il moral d’être riche ? Quelque réponse que nous lui apportions, cette question nous paraît aller de soi. Or elle était tout à fait étrangère aux moralistes antiques : ce sont les chrétiens qui, se fondant sur la parabole du jeune homme riche, ont opposé la richesse à la morale. L’historien Peter Brown, éminent spécialiste du siècle d’Augustin, montre comment s’est produite cette coupure intellectuelle.


Peter Brown, À travers un trou d’aiguille : la richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme. Trad. de l’anglais par Béatrice Bonne. Les Belles Lettres, 784 p., 29,50 €


Les Anciens ne faisaient pas de la richesse une affaire morale, ni pour la dénoncer, ni pour la valoriser. Ce n’est pas qu’elle fût moralement neutre, elle était plutôt perçue comme un moyen de réaliser une vie réussie. Dans une société qui méprisait le travail, tenu pour forcément servile, il était bon de disposer du temps et de la disponibilité intellectuelle que procure l’aisance matérielle. Même, toutefois, lorsque l’on insistait sur la vertu, ce n’était pas pour désigner un mode d’être privé, une sagesse de soi face à soi, mais une existence digne du rang que l’on prétendait occuper, et donc d’une position sociopolitique. C’est en quelque sorte le modèle cicéronien, conjuguant élection aux plus hautes responsabilités politiques et retraite pour jouir de son esprit dans ce que Montaigne, membre du parlement de Paris avant d’être maire de Bordeaux, appelait sa librairie.

La difficulté pour nous vient de ce que notre morale ordinaire est largement inspirée de la morale antique, en particulier dans sa version stoïcienne à laquelle l’esprit romain nous paraît s’identifier. Lisant Sénèque, nous ne nous sentons pas devant une pensée exotique. Cette familiarité est génératrice d’incompréhension : comment, sommes-nous portés à nous dire, peut-on valablement jouer les directeurs de conscience tout en jouissant d’une pareille fortune financière ? On prend un air entendu pour dénoncer cette contradiction majeure qui invaliderait le propos de ce moraliste. Quant au modèle du parfait Romain qu’était Caton d’Utique, suicidé pour ne pas survivre à la République, on rappellera qu’il prêtait à 20 % par mois. Et les exemples pourraient être multipliés, sans qu’aucun contre-exemple puisse leur être opposé : un Romain soucieux de moralité est aussi un Romain riche.

Il y a une chose qui ne nous fut pas dite du temps de nos études parce que la connaissance historique de l’Antiquité tardive progresse très rapidement, c’est que la richesse des riches Romains était beaucoup plus importante que ce que l’on imaginait. Les gigantesques palais susceptibles d’être étudiés par les archéologues étaient tellement luxueux qu’ils furent longtemps tenus pour autant de résidences impériales ; la conviction s’est désormais imposée qu’il s’agissait de demeures privées. Le palais du président de la République italienne sur le Quirinal ne représente qu’une faible partie de ce que, il y a 1 700 ans, possédait une seule famille sur la même colline. Peter Brown va jusqu’à dire que jamais sans doute il n’a existé de richesse privée aussi considérable qu’au IVe siècle. L’héritière Mélanie la Jeune racontait à son biographe qu’en 405 les chambres du palais où elle avait entreposé une partie de sa richesse sous forme de pièces et de lingots d’or pur en étaient illuminées comme par un feu surnaturel. Nous avions pris au mot le discours moralisant des Romains faisant l’apologie de la modération, sans mesurer la portée de l’adjectif dans la formule horatienne de l’aurea mediocritas.

Peter Brown, À travers un trou d’aiguille

Peter Brown

Même s’il insiste sur l’importance, à tout point de vue, de couches sociales qui sont loin d’être misérables, un des premiers intérêts du livre de Peter Brown est de faire prendre conscience de l’énormité de la richesse de certains en des temps ordinairement présentés comme décadents. Nous nous en faisons souvent une idée fausse parce que l’évolution des techniques fait que ceux de nos contemporains qui l’ont en abondance ne dépensent plus leur argent de la même manière. Ces gens seraient des dégénérés et des débauchés qui mangeraient du pâté de langue de rossignol, affalés en douteuse compagnie. Dans l’esprit de Brown, leur raffinement était plutôt comparable à celui des habitués de Glyndebourne. Outre qu’ils n’avaient évidemment ni Ferrari ni avions privés, les riches Romains de tout l’Empire attachaient une grande importance aux dépenses de prestige au moyen desquelles ils donnaient à voir leur richesse. Un François Pinault n’aurait pas seulement acquis le Palazzo Grassi et la Dogana, il aurait en outre financé entièrement le festival d’Avignon ; quant au mécène de l’Opéra de Paris, ça n’aurait été pas une entreprise d’audit et d’expertise comptable mais une unique personne privée.

Ce livre d’historien intéresse aussi le philosophe car il met en évidence l’épaisseur humaine de réflexions éthiques que nous trouvons fades aussi longtemps qu’elles nous apparaissent désincarnées. Comment apprécier un livre de moraliste blâmant la colère si l’on n’a pas à l’esprit que Sénèque pense à des circonstances dans lesquelles le coléreux en vient à tuer celui contre qui il s’emporte ? C’est d’ailleurs ce qui lui est arrivé.

Faire de la richesse un problème moral ne peut manquer d’avoir de lourdes conséquences socio-économiques et l’on est tenté d’en déduire que la cause de ce retournement serait politique. Sans doute s’agit-il là d’une vision des choses propre à notre époque, comme celle qui consiste à croire que le gigantesque transfert de richesse qui s’en est ensuivi au profit de l’Église serait résulté de l’intention délibérée de celle-ci de « faire les poches » de l’aristocratie romaine. Il fallait bien un ouvrage de près de huit cents pages pour faire justice de ce simplisme. Historien, Peter Brown n’argumente pas, il montre, et principalement en donnant la parole à quelques personnalités dont les écrits nous sont parvenus.

Le tournant est sensiblement contemporain de l’existence d’Augustin, né le 13 novembre 354 et mort le 28 août 430 dans Hippone assiégée par les Vandales. Or ce père de l’Église n’est pas seulement l’un des plus importants penseurs du christianisme, c’est également un des plus lucides témoins de ce temps où le monde bascule. Nous disposons aussi d’un grand nombre d’écrits de ces personnages majeurs de l’Église que furent Ambroise de Milan puis Jérôme, ainsi que de multiples écrits d’aristocrates convertis, qui ont ou n’ont pas abandonné leur richesse. Dans ce qui nous paraît le camp opposé, même si – Peter Brown y insiste – les choses n’étaient pas vécues sur ce mode, nous est aussi parvenue la volumineuse correspondance de ce noble d’entre les nobles qu’était alors Symmaque.

L’historien ne néglige évidemment pas les traces matérielles que sont les mosaïques et les peintures, les bas-reliefs des sarcophages, les divers objets qui font le quotidien d’une maisonnée luxueuse. Mais il concentre l’intérêt sur la subjectivité des uns et des autres, afin de donner à comprendre comment fut vécue cette coupure intellectuelle après laquelle l’Église, bénéficiaire du transfert de richesse de ceux qui jugeaient immorale la détention de leur fortune, devint la première puissance de ce qui avait été l’Empire romain. L’Empire est devenu chrétien et l’empereur cédera bientôt son trône au pape. Cela, c’est l’histoire, une histoire lointaine. Mais s’est aussi instaurée une évidence dont nous ne sommes pas sortis même si nous nous croyons éloignés de l’Église : l’évidence que la richesse a quelque chose d’immoral.

Peter Brown, À travers un trou d’aiguille

Peter Brown ne paraît pas être de ceux qui, à la manière antique, ne portent aucun jugement moral sur la richesse. C’est pourquoi il laisse transparaître une certaine sympathie pour Ambroise de Milan, le plus important prince de l’Église avant l’instauration de la papauté. On aimerait qu’il en montrât davantage à l’endroit de Symmaque, qui est certes l’archétype de la haute aristocratie sénatoriale mais aussi l’auteur d’un des plus beaux manifestes pour la tolérance intellectuelle, lui qui écrit : « À chacun sa coutume, à chacun ses rites. […] Nous contemplons les mêmes astres, le ciel nous est commun, un univers identique nous entoure. Qu’importe la doctrine par où chacun cherche la vérité. On ne saurait par un seul chemin accéder à un si grand mystère ». À quoi Ambroise devait répondre, sur le ton qui allait être celui des allumeurs de bûchers : « Ce que vous ignorez, vous, nous l’avons appris, nous, par la voix de Dieu. Ce que vous cherchez par des conjectures, nous le savons de science certaine par la sagesse même et la véracité de Dieu. » Et d’ajouter que les chrétiens sont « tout nouveaux » et doivent « leur victoire au sacrifice de leur sang, dont ils se glorifient ».

Il va de soi que cette différence d’appréciation n’amoindrit nullement l’estime que mérite ce livre, dont le titre évoque un étrange chameau qui, depuis bientôt deux mille ans, aura fait couler beaucoup d’encre. Le fait est que l’origine de cet animal reste mystérieuse, point, il faut l’avouer, que Peter Brown laisse de côté. On lit certes sous ce qui tenait lieu de plume à Matthieu que Jésus dit au jeune homme riche de vendre ce qu’il possédait et de le donner aux pauvres, avant de commenter pour ses disciples : « Oui, je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux. » Digne d’un poète surréaliste, l’image aura frappé les esprits. Mais, s’il n’est pas un ancêtre d’André Breton, où Jésus est-il allé la chercher ? Ce n’est pas lui manquer de respect que d’y voir un calembour suggéré par la langue grecque, dans laquelle « chameau » se dit « camèlos » tandis que le « camilos » désigne le câble. Faire passer un câble dans le trou d’une aiguille, on voit l’impossibilité. Par le glissement d’un i vers un è, on rencontre le chameau. Oui, mais en grec – et Jésus ne s’exprimait pas en grec mais en araméen, langue dans laquelle Matthieu a écrit son évangile, lequel est perdu depuis longtemps. Ce serait donc le traducteur de Matthieu en grec qui aurait eu l’idée de ce calembour, ou Marc, ou Luc, puisque eux aussi racontent la même anecdote ? Qui a copié sur qui ? À moins qu’il ne faille mettre en cause un copiste facétieux… Le plus respectueux de la vérité d’Évangile est sans doute d’imaginer qu’au nombre des miracles du Christ il faut ajouter la capacité de faire en araméen des calembours qui n’ont de sens qu’en grec.

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