Hamlet ou les deux Allemagnes

En France, on connaissait Carl Schmitt grâce à Jean Jourdheuil, mais il avait quasiment disparu des mémoires allemandes jusqu’à ce que la critique post-moderne américaine le tire de son sommeil dans les années 2000 en détachant Hamlet ou Hécube de ses liens avec le Troisième Reich. Andreas Höfele prend le parti inverse en retraçant la généalogie politique du Hamlet allemand et sa place dans les développements de la pensée de droite.


Andreas Höfele, No Hamlets : German Shakespeare from Nietzsche to Carl Schmitt. Oxford University Press, 329 p., 55 £.


Pourquoi ce titre, No Hamlets ? Parce qu’il répond à un poème qui déclarait en 1844 « Deutschland ist Hamlet ! » Après sa victoire sur la France qui sert de fondation à l’empire, l’Allemagne ne se reconnaît plus dans ce héros pensif, vacillant et inquiet. Mais pour une « Allemagne secrète », celle du poète Stefan George et de ses disciples comme celle des révolutionnaires déçus de 1848, le prince danois exprime toutes les frustrations. Depuis sa « canonisation » par Lessing, Shakespeare est enrôlé dans tous les combats littéraires, par les camps opposés. Ici, Andreas Höfele souligne une première faille, profonde, repérée déjà par Madame de Staël, entre les milieux intellectuels et la politique, la haute sphère des arts de l’esprit et le monde bas, corrompu, des affaires publiques. Hamlet, modèle du jeune Werther, est faible mais noble. Noble mais faible. Avec Hegel, sa maladie devient le mal du siècle.

L’unité allemande, fruit de la Realpolitik de Bismarck, est loin de satisfaire ceux qui rêvaient d’une renaissance des Habsbourg, voire de Frédéric Barberousse. Höfele brosse d’une main sûre la carte des forces en présence, où la bourgeoisie libérale, avec sa force de frappe industrielle, occupe une place cruciale. Impossible de rendre justice en quelques mots à l’immense variété des acteurs, artistes, écrivains, philosophes, aux nuances et à l’érudition du tableau. Le voyage est étourdissant parfois, tant le terrain couvert est vaste et peuplé de références, jamais ennuyeux. Il faut espérer qu’un éditeur offrira bientôt une traduction de No Hamlets aux lecteurs francophones.

Aucun doute, affirme et démontre Höfele, le courant d’histoire intellectuelle droitier décrit dans No Hamlets a bien son origine chez Nietzsche, dans la puissance explosive, l’ample pénétration et les effets contradictoires de sa pensée, que ses interprètes étrangers ont tendance, comme pour Schmitt, à nettoyer de ses aspects les plus dérangeants. Si les spécialistes de Shakespeare ont lu attentivement Kantorowicz, à cause d’abord de sa magistrale étude de Richard II dans Les Deux Corps du roi, ils ont oublié qu’il était disciple de Stefan George, tout comme ils ont négligé les aspirations de Goebbels à une carrière littéraire avant son entrée en politique. La lecture de Shakespeare, de Hamlet, mais aussi de Macbeth, Jules César, Othello et des pièces historiques par ces cinq interprètes nourrit les ramifications de l’histoire culturelle allemande – l’histoire politique de l’Europe, la nôtre, que le spectre de Hamlet n’a pas fini de hanter.

Il y a deux ans, sur la scène de l’Odéon à l’ouverture de « Shakespeare 450 » [1], Höfele citait la célèbre lettre de Valéry à l’issue de la Grande Guerre : « Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, — l’Hamlet européen regarde des millions de spectres [2]. » À la fois spécialiste de Shakespeare et romancier réputé, l’auteur nous entraîne sur les pas de Nietzsche dans une vallée suisse où commence son histoire, par l’arrivée d’un télégramme lui annonçant les premières victoires prussiennes. Ses velléités guerrières bientôt calmées par la dysenterie, il retourne à ses études et rédige La Naissance de la tragédie. Hamlet y fait une brève apparition, à la jointure ou dans le fossé qui sépare l’ancien du moderne, le dionysien du socratique, plongeant le regard sans frémir dans les terribles abîmes de l’existence.

Mais Nietzsche marque bientôt une préférence durable pour les « hommes de granit » de Shakespeare, « ceux dont notre âge est si pauvre ». Sa pensée politique évolue considérablement après Le Gai Savoir. Il n’a que mépris pour le chauvinisme du Reich, pour la démocratie représentative anglaise, pour la décadence moderne. Höfele le suit de près dans ses variations, doubles, jeux de miroir où il enrôle Wagner, textes à l’appui que ses défenseurs oublient souvent de citer. Au sommet de son panthéon, César, et non Hamlet, incarne la parfaite liberté anti-libérale aristocratique. Mais tous deux représentent en parallèle l’opposition à l’Allemagne du Kaiser Wilhelm : l’intellectuel désenchanté au sein d’une cour grossière, et l’authentique César face à l’arriviste prussien paré abusivement de son titre. Shakespeare doit être Francis Bacon, à la fois poète, philosophe et homme d’action. Selon la lecture de Thomas Mann, conclut le chapitre, « l’Allemagne et Hamlet convergent dans la tragédie de Nietzsche. »

D’après un de ses rares critiques, Stefan George a « commencé en disciple de Mallarmé et fini en poète national ». Objet de culte pour un cercle fermé, de méfiance pour ceux qui voient en lui le précurseur du Troisième Reich, il intéresse peu en dehors de l’Allemagne jusqu’à la parution de sa biographie par un chercheur américain en 2002. Au sein du cercle élu, son charisme exerce une influence prodigieuse sur de jeunes acolytes comme Friedrich Gundolf, qui le persuade de traduire les Sonnets de Shakespeare, et entreprend de réviser avec son aide les légendaires traductions de Schlegel et de Tieck, afin d’insuffler aux pièces « la plénitude de la langue allemande », archaïsmes compris.

Le Sonnet 20, adressé à « the master mistress of my passion » inspire à George sa défense de l’homoérotisme dans un Reich spirituel viril face à l’incompréhension ou l’hostilité du monde. S’il pourfend les préjugés philistins, il ne cherche pas à défendre une minorité mais à affirmer la supériorité d’une classe susceptible d’engendrer une race d’hommes plus noble. Gundolf, quant à lui, se voue à l’histoire critique de Shakespeare plutôt qu’à la poésie, et balaie toutes les études existantes pour se concentrer sur les forces qu’éveille son œuvre, dont la grandeur se confond à celle de César. Shakespeare und der deutsche Geist (1911) « s’embarque dans une mission de sauvetage culturel qui est au cœur de la Kreispolitik georgienne » et donne naissance, non plus à l’histoire mais au mythe du Shakespeare allemand. Gundolf tombe en disgrâce pour ses frasques amoureuses – il s’éprend sérieusement d’une femme au point de l’épouser – mais d’autres rejoignent le cercle de George, Hofmannsthal qui finira cependant par rompre avec lui, Kantorowicz, et trois adolescents pleins d’enthousiasme, les frères Stauffenberg.

Le Kaiser Friedrich der Zweite (1927) de Kantorowicz est resté longtemps dans l’ombre après que son auteur l’a renié en prenant conscience de la dérive nazie. En France, ce portrait de l’empereur Frédéric II (1194-1250), l’homme qu’on surnommait au Moyen Âge Stupor mundi, devra attendre 1989 pour être traduit et publié [3]. Dans la version exaltée de l’écrivain, l’empereur Hohenstaufen incarne le rêve de l’Allemagne et de son peuple après les humiliations du traité de Versailles : « le seigneur fatigué de la fin des temps » – le vieux Guillaume flanqué de son vassal Bismarck – n’a plus rien de commun « avec le seigneur fougueux du début des temps, avec le séducteur, le charmeur, le rayonnant, avec celui qui incarnait la sérénité, l’éternellement jeune, le juge sévère et énergique, le savant et le sage, le guerrier qui, coiffé de son heaume, conduit la ronde des Muses ». Il suscite aussi de vives oppositions dans les milieux universitaires contre cette mythologisation de l’histoire, à quoi Kantorowicz riposte en défendant le principe d’une histoire « au service de la nation ». L’année suivante George publie son dernier recueil de poèmes, Das neue Reich, « le nouveau royaume ».

Les membres du cercle se tiennent à distance prudente du parti nazi dont la vulgarité les révulse, mais ils se divisent quand Hitler accède au pouvoir. George se laisse courtiser par les dirigeants qui voudraient faire de lui leur poète lauréat, et ne nie pas sa part dans les origines idéologiques du nouveau régime. Il meurt quelques mois plus tard sans prendre clairement parti pour ou contre. Le Juif Kantorowicz s’exile vers « ce continent étrange et foncièrement inintéressant » qui l’accueille à Berkeley. Dans Les Deux Corps du roi, il consacre deux chapitres à deux chefs-d’œuvre de la littérature européenne, Richard II et La Divine Comédie.Là encore, sa méthode peu orthodoxe déclenche au sein des études shakespeariennes des critiques et des divisions que Höfele prend le temps de décortiquer. Certains y voient une riposte à Carl Schmitt et à sa théologie politique, thèse intéressante, estime Höfele, à cette réserve près que Kantorowicz, dans son volumineux appareil de notes, ne cite pas une seule fois Carl Schmitt. En revanche, ce qui reste bien présent dans son livre, c’est « l’Allemagne secrète » et le mysticisme politique de George, qu’il s’efforce de déconstruire, adieu élégiaque à une illusion perdue. Le divin monarque-poète est détrôné au profit de la « Dignité de l’Homme » chez Dante, qui sauve de la débâcle les valeurs esthétiques de George.

no hamlets höfele

Asta Nielsen

Dans le pessimisme culturel de l’entre-deux-guerres en Allemagne, deux Hamlet font exception, deux œuvres de résistance à la nostalgie réactionnaire, le film de Svend Gade interprété par Asta Nielsen, et la mise en scène de Leopold Jessner avec Fritz Kortner dans le rôle-titre. La même année paraît un roman radicalement opposé à leur modernité républicaine : Michael, de Joseph Goebbels, calqué sur Les Souffrances du jeune Werther et nourri par la poésie de George. Un critique de l’époque, Heinz Pol, en relève les platitudes sans mesurer le danger : les piliers du Troisième Reich ne sont pas de vrais révolutionnaires, selon lui, ils ne feront pas rouler les têtes et se contenteront, comme Herr Michael, de balancer des citations de Nietzsche à la ronde comme des grenades à main. Lorsque le poète Stephen Spender découvre le livre en 1945, c’est à Macbeth qu’il identifie Goebbels et son héros, en qui il voit la préfiguration du criminel nazi, amant d’un Satan inspiré de Baudelaire, identification que récuse Höfele : ce n’est pas Macbeth qui obsède le Michael de Goebbels, mais bien Hamlet dressé seul contre un océan de troubles. « La vieille Europe part en vrille » s’écrie Michael, « Oui, ce monde est fou. L’économie, Horatio ! » C’est après sa rencontre avec Hitler que Goebbels révise son manuscrit et y infiltre tous les articles du dogme nazi. Les deux textes imputent aux profiteurs capitalistes les maux dont souffre l’Allemagne, mais dans la version publiée ils sont devenus des Juifs.

En 1923, Carl Schmitt note dans son journal « ‘L’Allemagne est Hamlet’ – oh, hélas, plus pour très longtemps ». Et la démonstration continue, implacable, de ses choix politiques, de ses contradictions, appuyée sur des faits et des écrits. L’humanité telle que la conçoit Schmitt, allemande en son centre, exclut sur ses marges les mentalités slave et romane. Juriste officiel du gouvernement, c’est lui qui approuve les mesures du nouveau régime et célèbre ce qu’il appelle « la Constitution de la Liberté » : là où les précédentes dérivaient du droit anglo-français, aujourd’hui « le sang allemand et l’honneur allemand sont les principaux concepts de notre loi ».

Les frères Booth jouaient Jules César à New York quelques mois avant que l’un d’eux n’assassine le président Lincoln. Un demi-siècle plus tard, trois autres frères rejouent la pièce au lycée. Quand le plus jeune, Claus von Stauffenberg, tente d’assassiner Hitler, on trouve le texte de Shakespeare ouvert sur son bureau, mais l’Ordre Nouveau qu’il appelait de ses vœux ressemblait plus à l’Allemagne secrète de George qu’à la République idéale de Brutus. En prenant la tête des affaires culturelles, Goebbels a déclaré aux directeurs de théâtre qu’aucune restriction ne serait imposée à leur créativité artistique, sans pour autant obtenir les chefs d’œuvre escomptés. Le conservatisme domine, et avec lui le répertoire classique.

Shakespeare y a sa place de droit, il suffit de lui rendre sa grandeur ternie par l’art dégénéré de la République de Weimar. Le voici maintenant rangé parmi les poètes « nordiques », dont il a la simplicité et la vigueur. Les commentaires de Herder sur les racines germaniques de la poésie anglaise sont absorbés dans une révision nationaliste, tandis que les membres de la Deutsche Shakespeare Gesellschaft s’emploient à lisser les irrégularités raciales du poète. Le journal des Jeunesses hitlériennes proclame que « l’Anglais Shakespeare a trouvé chez nous une terre nourricière », revendication qui avait déjà incendié les tranchées de 1916. Avec l’appui de Goebbels, une majorité au sein de la Société Shakespeare défend la traduction de Schlegel et Tieck contre toute tentative de la rendre à la fois plus moderne et plus proche de l’original.

Le Hamlet du Troisième Reich n’a rien du rêveur, de l’artiste faible et nerveux qu’on imputait à la décadente Weimar. Les adaptations de Gerhardt Hauptmann s’appliquent à l’investir de « toutes les forces créatives face aux forces de destruction » en mobilisant « l’intuition poétique » pour le remuscler. C’est Hauptmann qui avait déclaré Shakespeare propriété de l’Allemagne pendant la Première Guerre, et il récidive à l’aube de la Seconde : « Hamlet a une germanité bien plus grande que Faust et il est inséparable de la grande destinée spirituelle de l’Allemagne. » L’interprétation de Gustaf Gründgens, futur modèle du Méphisto de Klaus Mann, n’échappe pas, malgré son impeccable blondeur et son énergie héroïque, aux soupçons de décadence, ni aux allusions à son homosexualité, et c’est à la protection de Göring qu’il doit son impunité.

no hamlets höfele

Gustav Gründgens

Moins visibles, mais aussi moins protégés que lui, d’autres Allemands repliés sous le nazisme dans une « émigration intérieure » se retrouvent bientôt dénoncés par un Thomas Mann qui refuse de rentrer d’exil et rend contre eux un verdict de culpabilité. Mais a-t-il le droit depuis sa villa californienne de juger ceux qui ont enduré « les coups et les flèches de l’outrageante fortune » dans un pays divisé entre gardiens et prisonniers d’un camp de concentration ? La polémique fait rage autour du rôle de l’art sous un régime d’oppression. Le schéma récurrent de deux Allemagnes ressurgit, la bonne et la mauvaise. Comme dans toutes les versions antérieures de ce dualisme, souligne Höfele, l’Allemagne « réelle » ne loge pas dans les réalités, elle les transcende, façon de l’exonérer des agissements de l’autre, l’Allemagne nazie. Hamlet est la pièce de Shakespeare la plus jouée pendant les années d’après-guerre. L’inactivité du héros n’est plus une faille mais la marque d’une vision supérieure : il n’agit pas parce qu’il sait. Pour le philosophe Karl Jaspers, les Allemands ne sont pas tous également coupables mais aucun ne peut être exempté de la faute collective, aucun surtout n’a le droit de l’oublier. Thomas Mann préfère prêcher le pragmatisme et l’évangile de la démocratie américaine : « Non seulement l’Allemagne, toute l’Europe est Hamlet, et Fortinbras est l’Amérique [4]. »

En 1956, Carl Schmitt prédit que le candidat démocrate à la présidence américaine, Adlai Stevenson, ne sera pas élu. Comment peut-il en être si sûr ? Parce qu’on surnomme Adlai « le Hamlet de l’Illinois ». La plupart des articles sur son Hamlet ou Hécube, paru quelques mois auparavant, tentent de séparer le bon grain (ses liens ténus avec Walter Benjamin) de l’ivraie (sa dette colossale envers l’excentrique philologue Lilian Winstanley). Höfele propose de se concentrer sur l’ivraie, en recomposant le contexte personnel et politique trop souvent omis. Winstanley a fait de Hamlet est une pièce à clef, le drame familial de Marie Stuart, son époux assassiné et leur fils, le futur Jacques Ier. Voilà pour l’ivraie. Schmitt y ajoute son grain : « à un moment désespéré de crise et de catastrophe », l’« Hamletisation du vengeur » renvoie directement à Jacques, le prince pensif, emprisonné « dans le destin du schisme religieux européen » qui a tué sa mère et son fils et qui finira par détruire toute la lignée royale des « malheureux Stuarts ».

Le moment historique qui a donné naissance au mythe de Hamlet n’est pas fini : le prince danois occupe le centre d’un triptyque entre le catholique espagnol Don Quichotte et le protestant allemand Faust, schisme qui détermine encore le destin de l’Europe. Si pleurer pour Hamlet était la même chose que pleurer pour Hécube, une simple émotion esthétique, cela reviendrait à « divorcer notre existence présente de la pièce donnée sur scène. »

Dans les semaines qui suivent la capitulation allemande, une fièvre de théâtre s’empare des villes en ruine, comme si le théâtre n’était pas un simple divertissement mais un lieu de régénération spirituelle. Dans une lettre à Ernst Jünger, Schmitt dessine la « courbe Hamlet », « hiéroglyphe » résumant la trajectoire descendante de l’Occident. Le personnage historique qui se cache derrière Hamlet et sa succession de doubles ont un rôle à jouer dans le grand combat manichéen entre les forces de l’Antéchrist et celles qui se mettent en travers pour différer la destruction du monde. Comme l’auteur de Hamlet face à Jacques Ier, l’auteur de Hamlet ou Hécube dit avoir vainement tenté de conseiller le dernier chancelier de la République de Weimar. Sa carrière ensuite s’est résumée à un effort constant pour éviter le pire, excuse fréquente chez les partisans actifs du régime nazi.

Ni Schmitt ni personne ne pouvait prévoir que l’Ouest, si dépourvu de volonté, tiendrait bon tandis que la forteresse imprenable de l’Est s’effondrerait. Trois semaines avant la chute du Mur, pendant qu’on répète Hamlet au Deutsches Theater, l’Alexanderplatz accueille un ample rassemblement de gens de théâtre autour d’une douzaine d’orateurs, parmi lesquels l’acteur qui joue Hamlet, Ulrich Mühe, futur héros de La Vie des autres, et Heiner Müller qui le met en scène. Des échanges entre les débats au théâtre et les événements dans la rue va sortir un spectacle de huit heures, Hamlet/Machine [5], que Höfele définit comme une gigantesque autopsie pratiquée à la fois sur la pièce et sur la RDA. Dans son autobiographie, Müller cite la formule de Schmitt sur l’intrusion du temps qui transforme le drame de la vengeance en tragédie, mais il fait passer Jacques l’hésitant du rôle de Hamlet à celui de Fortinbras par qui s’accomplit l’union mystique entre drame, rêve et histoire. Le livre s’achève sur l’intérim de Hamlet, les semaines haletantes où les répétitions se trouvent en fort décalage avec la rapidité des faits, le texte dépassé par les renversements de l’histoire. Pendant un bref instant, le théâtre a été plus qu’en phase, à la tête du mouvement. Mais l’espoir d’un socialisme démocratique est bientôt enterré par un vote massif en faveur de la réunification de l’Allemagne, et avec lui les réformes rêvées sur l’Alexanderplatz. Müller prédit le passage d’une servitude à une autre. Hamlet donne sa voix mourante au capitaliste Fortinbras, il boude la fête de la réunification et finit à peu près où il a commencé, quand la première unité allemande proclamait qu’une fois pour toutes, « L’Allemagne n’est pas Hamlet ». Quittera-t-il jamais la scène ? Il est permis d’en douter, conclut Höfele : « L’histoire ne cesse de finir. Hamlet ne cesse de commencer. »


  1. « Elsinore – Berlin: Hamlet in the Twenties » en ligne.
  2. Parue en anglais dans l’Athenaeum dans la rubrique « Letters from France », puis sous le titre La Crise de l’esprit dans la Nouvelle Revue française, en 1919.
  3. Chez Gallimard, Bibliothèque des idées, sous la direction de Pierre Nora. Voir l’excellente postface d’Alain Boureau, « Histoires d’un historien, Kantorowicz » in Œuvres, Quarto, Gallimard, 2000.
  4. « Goethe and Democracy », in Thomas Mann’s Addresses Delivered at the Library of Congress, 1949.
  5. Un collage du Hamlet de Shakespeare et du Hamletmachine (1977) de Müller.
Retrouvez notre dossier consacré à William Shakespeare en suivant ce lien.

À la Une du n° 18