L’exil dans l’exil

Les chiffres concernant l’émigration allemande après 1933 n’ont pu être établis de façon précise. On estime à près de 500 000 le nombre de personnes qui ont fui le régime nazi, 130 000 ayant réussi, comme Hans Sahl, à gagner les États-Unis. Moins de la moitié aurait opté pour le retour à la fin de la guerre, dont 4% seulement de Juifs. Le journaliste et critique littéraire Hans Sahl (1902-1993), qui a croisé la plupart des exilés devenus célèbres, mais aussi quantité d’autres anonymes dont grâce à lui l’histoire gardera une trace, n’a, quant à lui, jamais pu se décider. Pour d’excellentes raisons.


Hans Sahl, Survivre est un métier. Trad. de l’allemand par Josette Calas et Fanette Lepetit, Les Belles Lettres. 254 p., 15 €.


Le titre choisi par l’éditeur français n’est pas faux : « De quoi avez-vous vécu au cours de ces douze années ? » lui demanda après la guerre un jeune journaliste allemand. À quoi Hans Sahl répondit : « En arrivant à Prague en mars 1933, j’avais dix marks en poche et, pour l’essentiel, je vivais de pain grillé frotté d’ail qu’on mangeait debout à la cafétéria de la place Wenceslas : un régal. (…) Je me souviens être resté au lit parfois des jours durant, à Paris, pour économiser mes forces. » Il lui arrivait de se poster devant le café des Deux magots ou devant le Flore à midi, assuré d’y rencontrer une connaissance avec laquelle il prétendrait vouloir juste prendre un café et un croissant tandis que l’autre déjeunerait et, fatalement, lui offrirait son café.

Prague – Paris – les camps de concentration français (l’« enfer de Gurs », pour ne pas dire pire encore du camp du Vernet) – Marseille – Lisbonne – New York. La route de cet exil-là est connue. La condition d’exilé aussi : survivre est bel et bien un métier à plein temps, la recherche incessante de jobs occasionnels et petits boulots à temps partiel. En Amérique, les plus chanceux selon Sahl étaient les acteurs qu’Hollywood embauchait pour leur accent. « Des Juifs ayant échappé à Auschwitz pouvaient s’estimer heureux quand ils décrochaient le rôle d’un fringant officier S.S. Un comédien, qui s’appelait Martin Kosleck, a dû sa carrière dans le cinéma au fait qu’il ressemblait comme deux gouttes d’eau à Joseph Goebbels. »

Destin d’immigré, destin d’exilé. « Je ne suis pas un immigré, je suis un exilé », martelait Brecht. Au contraire de l’immigré qui espère faire souche dans le pays d’accueil, l’exilé garde en lui l’espoir du retour. Si la distinction peut s’avérer plus complexe que le pensait Brecht à l’époque, nous verrons qu’elle ne fait guère de sens pour Hans Sahl.

Plus énigmatique, le titre de l’éditeur allemand L’exil dans l’exil1 souligne mieux le destin singulier de cet homme de gauche, juif et allemand, qui sera excommunié de la communauté des siens, les autres proscrits du régime nazi, pour avoir refusé de cautionner la politique désastreuse du Parti communiste allemand aux ordres de Staline. Un jour, on lui présente un texte à signer pour dénoncer comme agent de Goebbels l’éditeur, lui aussi en exil, d’un journal qui avait révélé les procès de Moscou. Ce Leopold Schwarzschild est tout sauf un ami de Sahl : « fermé aux arts, intraitable, bourru, pour qui l’économie était tout et l’idéologie rien [mais] un démocrate convaincu, un politique à l’esprit positif ». Pourquoi ne signes-tu pas, s’impatienta Manès Sperber (qui allait rompre avec le stalinisme un peu plus tard). « Parce que je ne veux pas combattre Hitler avec ses propres méthodes. »

Le temps pressant, on décida de lui envoyer une sommité, la romancière mondialement connue, Anna Seghers, pour le convaincre : « Elle était devenue, dit Hans Sahl, la sainte patronne des écrivains engagés. Elle était la Thérèse de Konnersreuth du Parti communiste, elle débitait comme en extase des litanies quand il s’agissait de faire connaître les dernières résolutions du Politburo. Elle ne se contentait pas de faire un rapport sur le sujet, elle l’annonçait sur un ton prophétique, elle avait des visions. Avec une insistance de somnambule, elle s’acquitta de sa mission (…) ». Et échoua. Brecht le mit purement et simplement à la porte de chez lui. Excédé, le reporter Erwin Egon Kisch le traita de « fanatique de la vérité » (sic !), ce à quoi Sahl dit avoir répondu que c’était là le plus beau compliment qu’on pouvait lui faire. Il conclura cependant sur une note quelque peu mélancolique :

« Que de courage, que d’abnégation a-t-il fallu pour prendre ses distances vis-à-vis de gens avec qui on menait le même combat, partageait faim, travail, amour, souffrance, pour leur dire qu’on n’approuvait pas leur politique, pour s’exposer au risque d’être évincés et même persécutés par eux, pour dire ‘non’, et cela jusque dans l’exil même. »

Fort heureusement, ces mémoires à la forme peu conventionnelle (composées de lettres, d’extraits d’interviews vrais ou fictifs, de poèmes, le tout en dehors de tout respect de la chronologie) ne sont pas que le récit d’un « exil dans l’exil ». Hans Sahl nous régale de ses histoires sentimentales, le plus souvent cocasses (et probablement romancées ou reconstruites à son avantage, mais ne boudons pas notre plaisir), de ses rencontres avec des exilés comme Thomas Mann qui « avait prouvé que dans le domaine de la politique, il pensait lentement », mais était prêt à aider quiconque, ou encore Erich Maria Remarque, insomniaque et alcoolique auquel il tint compagnie la nuit dans les bars de New-York, et aussi avec des artistes et écrivains américains comme John Dos Passos (si peu prétentieux), Edward Hopper (ignoré de tous, seul l’art abstrait étant alors à la mode), Dwight McDonald, éditeur de Partisan Review (dont « l’esprit de contradiction semblait être une exigence morale »). Il les rencontre l’été à Cape Code, lieu de retrouvailles en Nouvelle Angleterre de ce que l’Amérique comptait (et compte aujourd’hui encore) de têtes pensantes bien qu’un peu snobes – sans compter le récit de la série de tests aberrants qu’il dut effectuer avant de pouvoir travailler pendant la guerre avec les services secrets américains à décrypter les messages de l’ennemi.

Survint la fin de la guerre et l’heure du choix. Il était naturellement hors de question pour Hans Sahl de rejoindre la zone d’occupation soviétique pour construire une portion d’Allemagne sous la houlette de Staline. Socialiste convaincu, juif de surcroît (ce qu’il ne mentionne pratiquement jamais et nous remet ainsi en mémoire à quel point l’assimilation avait été une réalité en Allemagne d’avant la catastrophe), il n’est pas plus tenté par l’autre Allemagne. D’ailleurs, autant dire qu’elle ne l’attend pas. Lui qui n’a cessé d’écrire pendant l’exil dans sa langue maternelle se voit refuser un après l’autre tous ses manuscrits (ils seront publiés plus tard). Son allemand serait démodé, ses récits seraient datés ou à l’inverse, le public ne serait pas encore prêt à les lire. En vérité, l’Allemagne n’a que faire à ce moment-là de la littérature de l’émigration.

Sahl ne l’évoque qu’en passant, mais c’est ici l’occasion de rappeler la polémique entre l’écrivain Frank Thiess, resté en Allemagne, et Thomas Mann. Thiess reprochait aux émigrés en général et à Mann, en particulier, d’avoir observé la tragédie « de leur loge ou de leur place d’orchestre » tandis que ceux qui étaient restés au pays, refusant d’abandonner la patrie, avaient dû vivre un « enfer indicible », une attitude à laquelle il donnait le nom de « dissidence intérieure ». (Dans un récent roman, Terminus Allemagne, Ursula Krechel reconstitue avec une remarquable précision d’historienne l’atmosphère qui attendait les exilés tentés par le retour : l’apitoiement des Allemands sur leurs propres douleurs, le refus de connaître celle des autres, leurs réticences à instruire des procès contre d’ex-criminels nazis, rappelons l’épuisant combat du procureur Fritz Bauer, ont longtemps dominé l’espace public ouest-allemand.)2

C’est par le biais d’un travail de correspondant pour un journal new-yorkais que Hans Sahl renouera quelques années après la fin de la guerre avec l’Allemagne : un travail sous-payé encore une fois, rien à voir avec les envoyés spéciaux qui, plus tard, feront le même travail avec des notes de frais et un salaire royal. Les immigrés ne sont-ils pas là pour se faire exploiter ? Il s’installera dès lors dans un incessant aller-retour entre l’Allemagne et les États-Unis et cet oxymore caractérise bien sa condition d’éternel exilé, toujours en « exil dans l’exil » – même si, finalement, il retournera en Allemagne peu avant sa mort.


  1. Das Exil im Exil a été publié par Luchterhand en 1990.
  2. Terminus Allemagne (Landgericht) d’Ursula Krechel a été publié par les Carnets Nord/Éditions Montparnasse en 2014. Le procureur Fritz Bauer a fait l’objet de deux films récents, Fritz Bauer, un héros allemand, de Lars Kraume et Le labyrinthe du silence de Giulio Ricciarelli.

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