Marché de la Poésie (3) : une provision de recueils

Un dossier en trois volets à l’occasion du 34e Marché de la poésie. Pour ce troisième et dernier épisode, une provision de recueils poétiques (François Ascal, Marie-Claire Bancquart, Marie-Pierre Kohlhaas-Lautier, James Sacré…) et le point sur deux traductions (Ronald Stuart Thomas et Titos Patrikios).

Titus Carmel marché poésie

Un dessin de Gérard Titus-Carmel.

Écriture physique


Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur. Dessins de Gérard Titus-Carmel. AEncrages & Co, 44 p., 21 €


Françoise Ascal maîtrise parfaitement l’art du poème en prose. Une nouvelle fois, elle développe ici un rapport à la nature fait d’observations précises, de pauses réflexives dans des lieux encore protégés de l’industrialisation, et d’une conscience aiguë des générations dont il ne nous reste que des expressions, des pans de murs, des tracés. Elle n’exalte pas. Elle ne défend pas un coin de Paradis. Prenant soin de bien saisir la dimension physique de l’écriture, sans aucun romantisme, elle renouvelle tout autant notre approche des campagnes qu’elle rend perceptibles les liens entre les générations, un lien impossible à ressentir dans le fracas des villes.

la solitude connais pas n’ai jamais connu même au fond de mon corps lorsqu’il ressemble
à un puits la solitude j’en rêve quelquefois ce serait reposant
vous-mêmes vous connaissez dites-moi quand et comment dites-moi à quel instant vous faites cesser les voix à quel instant les autres tous les autres sortent de votre peau quittent votre cerveau vos pensées vos émotions vos muscles votre souffle à quel instant s’apaise assez le fracas ordinaire pour qu’un vent de solitude caresse votre visage à quel instant vous parvenez à vous détacher de la ronde au point de vous croire seul 

Fondée par le poète Roland Chopard en 1978, AEncrages publie régulièrement des livres illustrés, d’un prix très abordable, qui comptent parmi les plus beaux qu’on puisse trouver. À lire : Chambres de Dominique Sampiero, illustré par Georges Badin ; Marée basse de Luis Mizón, illustré par Alexandre Hollan ; Poèmes pauvres d’Antoine Emaz, illustré par Jean-Marc Scanreigh.

L’œuvre majeure de Marie-Claire Bancquart


Marie-Claire Bancquart, Qui vient de loin, Le Castor Astral, 114 p., 13 €


Le colloque qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle en 2012 a démontré en quoi Marie-Claire Bancquart était « incontournable » pour le lecteur cherchant, derrière les modes et les tics, à distinguer ce qui s’est passé de singulier dans la poésie française des quarante dernières années. Quoique marquée par une expérience fondatrice de l’immobilité subie et par un compagnonnage presque incessant avec la maladie, Marie-Claire Bancquart ne cède jamais à la plainte ou à la tentation du retrait. Au contraire, la réalité – des formes de vie les plus humbles jusqu’aux réalisations humaines les plus hautes – est partout présente, avec ses hasards et ses rencontres, dans une exploration du présent aussi lucide que pleine d’empathie. Repoussant la tentation du savoir, son écriture s’est dotée d’un poème basé sur l’affirmation et la netteté des coupes. Ce vingt-deuxième livre, dont les premiers textes sont liés au quotidien de jours sans espoir, évolue étape après étape jusqu’à une réappropriation du monde.

Nos livres
vieillissent
autour de nous
comme une forêt considérable

ils nous parlent souvent un autre langage
que les lettres imprimées sur eux

ils disent des années écoulées ensemble
sur la rondeur imperceptible de la terre

et notre disparition future, à nous tous,

imprévisible,

certaine.

Fondées par l’écrivain Jean-Yves Reuzeau, les éditions du Castor Astral ont un bilan éloquent : mille titres et quatre cents auteurs publiés. À lire : Seyhmus Dagtekin, À l’ouest des ombres ; Tomas Tranströmer, Œuvres complètes ; Jacques Darras, La Maye.

Se risquer à la publication de la poésie


Marie-Pierre Kohlhaas-Lautier, Le vent l’emportera, éditions Henry, 64 p., 8 €


Avec Marie-Agnès Chavent-Morel et Christian Comard, Marie-Pierre Kohlhaas-Lautier anime, aux alentours de Lyon, Les Ateliers d’écriture de l’Arabesque. Sa poésie, attentive au quotidien, mobilise l’expérience qu’elle a acquise et développée au fil d’une aventure d’écriture qui dure depuis vingt ans. Dans ces pages, nourries par des détails révélateurs, souvent ordonnées autour d’une sensation de verticalité, particulièrement attentives à l’enfance et aux enfances, qualité d’écriture et qualité humaine sont indissociables.

« Enfant épuisé »

L’enfant épuisé de vivre dans deux lieux
ne sait comment échapper
à la nausée au sac qu’il trimballe
au mal de tête au dimanche soir
l’enfant en manque
l’enfant incomplet
préférerait aller à la pêche

chausser des bottes
courir sept lieues sans compter ses pas
garder ses distances
dormir dans la barque qui n’appartient à personne
y vivre doucement
y avoir soif
donner sa douleur au vent
lui demander de souffrir à sa place

et pouvoir enfin entendre
les histoires qui mènent
à soi-même

dans le respect des cicatrices

Depuis 2005, Jean Le Boël, écrivain, animateur de la revue Écrit(s) du Nord, a su convaincre les éditions Henry de se risquer du côté de la poésie avec, notamment, les petits formats de la collection « La main aux poètes ». À lire : Rémi Faye, Changement d’état ; Hervé Martin, Et cet éprouvé des ombres ; Roland Nadaus, Un cadastre d’enfance.

Un premier recueil qui s’impose


Anne Lorho, Histoires de corps, Le Taillis Pré, 12 €


Si Anne Lorho a publié tardivement son premier livre et si celui-ci est du premier coup une réussite, c’est qu’elle a su prendre son temps pour trouver une double autonomie. D’abord par rapport à une culture poétique très riche où le refus de la « glu » langagière d’un Henri Michaux occupe une place déterminante. Ensuite vis-à-vis d’un métier qui la plonge au jour le jour dans le monde des enfants autistes et des murs se dressant entre eux et nous. Aucun des portraits, si déroutants qu’ils soient, n’est relié à une recherche d’effet, à une volonté de surprendre. Ils sont une transposition des difficultés d’être qu’elle croise au quotidien et de cet espoir d’un dépassement des blocages qui persiste en elle. Ses poèmes partent la plupart du temps d’une affirmation décalée dont ils tirent des conséquences. Sans aucune exception, leurs phrases sonnent juste, leurs distorsions ont leur poids d’humanité.

« Clairvoyance »

Depuis longtemps déjà, mes insectes me parlaient. Ils me murmuraient des choses à l’oreille, de sombres histoires inédites, des aveuglements poisseux, les marques claires d’un dérèglement général. Ils semblaient en rire, follement agités au fond de mon corps. Leur monde m’attirait. J’eus la tentation de les rejoindre. C’est ainsi que je passai coléoptère, un été. Personne ne me reconnut, je pus déambuler savamment déguisée, nue dans la rue, nuit et jour. Puis, lorsque je me fus suffisamment promenée, je rejoignis les autres, ceux qui erraient d’un bord à l’autre de mon corps. Et je m’observai. J’y trouvai des fragments, des confins, des atermoiements, des évidences, des réponses. Je repris goût à la chose, et depuis, régulièrement je me mélange à moi-même.

Le Taillis Pré a été crée en 1984 par Yves Namur. Son catalogue est désormais une mine d’or. À lire : Liliane Wouters, Derniers feux sur terre ; Philippe Lekeuche, Le jour avant le jour ; Yves Namur, Un poème avant les commencements, 1975-1990.

La bohême


Jean-Michel Robert, Après, j’irai chanter, Gros Textes, 92 p., 10 €


Ami de Guy Chambelland, Jean-Michel Robert publie depuis 1986. Il a écrit quelques livres, Un poil dans l’âme (1992), Les jupes noires éclaboussent (1991), La meilleure cachette c’était nous (2012), qui ont rencontré un réel succès et retenu l’attention de curieux comme Michel Polac, de poètes tels qu’Yves Martin ou Valérie Rouzeau. Résolument ancrés dans une culture de gauche, volontiers baignés par une ambiance où nostalgie, humour et érotisme échangent leurs attributs, ses recueils dessinent une image du poète assez proche de celle qui nous vient de la bohème et de la tradition des cabarets littéraires : un être confronté aux mêmes événements que le commun des mortels, mais qui en tire des angles de vue et des conclusions inattendus, qui parle la même langue que les gens du peuple mais l’enrichit de trouvailles à répétition. Dans Après, j’irai chanter, au goût de bilan, Jean-Michel Robert persiste et signe. La centaine de poèmes qu’il a rassemblés et mêlés à des saluts d’amis oppose ses valeurs humanistes au nihilisme ambiant, sur le mode de la légèreté. Finalement, le lecteur qui a connu Mai 68 se sent conforté dans la certitude qu’une autre existence est possible et qu’il faut continuer à vouloir changer la vie.

« Visitation »

J’aime bien les merles,
les chats matinaux qui veulent simplement visiter.
Je leur parle. Ça vaut le tour du propriétaire qui ne
possède rien,
ne veut rien posséder.
J’aime leur façon de comprendre, de ne pas insister ;
j’aime le respect d’un bond, d’un envol.
J’aime cette présence qui n’exige pas la mienne.

Gros Textes rassemble des auteurs en marge, dissimulant souvent leur mal-être derrière un rire grinçant et des odeurs de tabac. À lire : Mathias Lair, Inzeste ; Jean-Pierre Lesieur, Portes ouvertes… ou rouges ; Christian Bulting, Un jour d’exercice sur la terre.

James Sacré


James Sacré, Figures qui bougent un peu et autres poèmes. Préface d’Antoine Emaz. Poésie/Gallimard, 96 p., 8,10 €


Depuis que les formes fixes ont cessé d’imposer leur loi et qu’on a fait le tour des libertés conquises sur elles, une bonne partie de la modernité est hantée par de multiples questions. Que faire des notes prises au gré des intuitions ? De quelle manière relier entre elles les formulations involontaires qui nous assaillent ? Comment inventer des constructions susceptibles de les faire tenir ensemble sans retomber dans les vieilles recettes ? Comment apporter de nouvelles saveurs, de nouveaux rythmes au langage ? Avec Figures qui bougent un peu, James Sacré a trouvé une réponse d’une totale évidence à ces interrogations. Ses tournures savamment fautives, ses notes fausses (qui ne sont pas des fausses notes), son invention d’un parler relâché très élaboré qui conduit le vers au bord de la phrase, ont apporté une veine nouvelle au lyrisme. Ces poèmes signés à la fin des années 1970 sont des chefs-d’œuvre, que porte encore plus haut l’organisation générale en « figures ».

« Figure 1 »

Rien pas de silence et pas de solitude la maison
dans le printemps quotidien la pelouse
une herbe pas cultivée ce que je veux dire
c’est pas grand-chose un peu l’ennui à cause
d’un travail à faire et pour aller où pourquoi ?
ça finit dans un poème pas trop construit
comme un peu d’herbe dure
dans le bruit qui s’en va poignée de foin sec
le vent l’emporte ou pas ça peut rester là
tout le reste aussi la maison pas même
dans la solitude printemps mécanique pelouse
faut la tailler demain c’est toujours pas du silence qui vient

Après cinquante années d’existence, la collection « Poésie/Gallimard » est devenue un monument où rêvent d’entrer les poètes du monde entier. À lire : Anise Koltz, Somnambule du jour ; Jean-Pierre Lemaire, Le Pays derrière les larmes ; Olivier Barbarant, Odes dérisoires.

Des traductions


Ronald Stuart Thomas, Qui ? Trad. de l’anglais par Marie-Thérèse Castay, Paol Keineg et Jean-Yves Le Disez. Les Hauts-Fonds, 151 p., 18 €


Né en 1913, mort en 2000, le poète gallois de langue anglaise Ronald Stuart Thomas a publié son premier livre important en 1955. Livre après livre, il a conquis une notoriété surprenante, vu le caractère sévère et méditatif de ses poèmes. Prêtre de l’Église anglicane, nationaliste, il est resté jusqu’au bout un solitaire. Exprimant sa compassion pour les gens de la terre soumis à une existence plus que rude, il n’a pas pour autant manifesté de complaisance à l’égard de leurs compromissions. La réunion des travaux de trois traducteurs, loin de produire des brouillages, amène, par le jeu des différences de rendu, une mise en relief qui permet de découvrir de la meilleure façon ce poète encore inconnu en France.

« Mort d’un paysan »

Vous vous rappelez Davies ? Il est mort, vous savez,
Le visage tourné contre le mur, comme le fait
En pays de collines un paysan pauvre
Dans sa petite maison de pierre. Je me souviens de sa
chambre
Sous l’ardoise et de la neige sale
Du grand lit dans lequel il reposait.
Aussi seul qu’une brebis peinant pour mettre bas
Dans le froid vif de la mi-mars.
Je me rappelle aussi le vent prisonnier
Qui arrachait les rideaux, l’incessante folie
De la lumière sauvage sur le parquet,
Un parquet nu sans tapis
Et sans natte pour absorber le bruit
Des voisins franchissant les planches précaires
Pour regarder Davies et lui lancer d’un air bourru
De futiles mots de réconfort, avant de se détourner
Impitoyablement de l’odeur écœurante
De la mort qui se mêlait à l’odeur des murs humides.

(traduction Paol Keineg)

Créées en 2008 à Brest par Alain Le Saux, les éditions Les Hauts-Fonds sont joignables au 22 rue Kerivin, 29200 Brest. À lire : René Crevel, Elle ne suffit pas l’éloquence ; Paol Keineg, Abalamour ; Marie-Thérèse Castay, R. S. Thomas, poète de paradoxes.


Titos Patrikios, Sur la barricade du temps. Anthologie bilingue. Trad. du grec par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis. Préface d’Olivier Delorme. Le Temps des cerises, 350 p., 17 €


En 1940, alors que se met en place la première des dictatures qui vont endeuiller l’histoire de la Grèce du XXe siècle, Titos Patrikios a douze ans. En 1974, tandis qu’Athènes respire enfin lors des premiers jours de la transition démocratique qui remplace le régime des colonels, il en a quarante-six. Entre ces deux dates, sa vie aura sans cesse été confrontée aux répressions, aux famines, aux trahisons, à la nécessité de résister, et sa poésie aura relevé le défi d’une exigence intellectuelle constante. Révélant les arrière-plans d’une génération sacrifiée, refusant de confondre les mots et les armes ou de céder au romantisme révolutionnaire, partant dans la majorité des cas du quotidien d’un pays meurtri, ses poèmes explorent une grande variété de situations ininventables, sans en évacuer les contradictions. Pas un des textes ici réunis ne se paie de mots ou de commentaires idéologiques. Même lorsque le poète se retourne sur le passé, il évite les leçons. Nul doute que cette anthologie lui permettra d’être considéré comme un auteur important par ceux qui pensent que la parole politique est la plus difficile à forger.

Tous les mercredis quand partait le bateau
elle descendait au Pirée pour son colis
ou bien quand elle n’avait plus d’argent,
pour lui envoyer avec les autres déportés
une plaque de chocolat, un journal, un salut.
les samedis à l’aube où le bateau revenait
elle descendait à nouveau dans les lumières mouillées
cherchant dans les visages de ceux qui rentraient
son visage à lui, comme elle s’en souvenait,
avant que les années s’accumulent entre eux.
Un jour elle l’a vu sortir du bateau
en dernier, hésitant, gardant serrés
sa valise et un sac, comme si c’étaient des enfants.
Alors elle a senti d’un coup qu’elle ne l’aimait pas,
qu’elle vivrait le reste de sa vie avec un étranger.

novembre 1957

Créée en 1993 par trente-trois écrivains, dirigée par Juliette Combes Latour, la maison d’édition Le Temps des Cerises accorde une attention particulière aux écrivains qui refusent de séparer l’écriture poétique de la dimension politique. À lire : Jean-Luc Despax, 9.3 blondes light ; Nâzim Hikmet, C’est un dur métier que l’exil ; Roberto Fernández Retamar, Circonstances de la poésie.

À la Une du n° 12