Le bonheur n’est pas dans le pré

Jean-Marie Chevrier, auteur du Dernier des Baptiste publié en mars 2016 chez Albin Michel, a travaillé toute sa vie comme dentiste dans la ville de Guéret, préfecture de la Creuse. Tout en ayant consacré sa vie professionnelle à réparer, à soigner ou à remplacer cet organe minéralisé aux étranges origines dermiques (la dent a des accointances avec la structure des écailles du requin), organe sur lequel il compte bien écrire un jour, Jean-Marie Chevrier a publié une huitaine de romans chez Albin Michel.


Jean-Marie Chevrier, Le dernier des Baptiste, éditions Albin Michel, 256 p., 18 €


Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, cours-y vite.
Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, il va filer.
Paul Fort

Dans Le dernier des Baptiste, comme dans plusieurs des précédents ouvrages de Jean-Marie Chevrier, l’action se situe en Creuse, un peu en Haute-Vienne, et pour une unique et malheureuse tentative de déterritorialisation amoureuse, on voit aussi le héros de ce roman agricole se rendre à Vichy dans l’Allier. Baptiste est un paysan, propriétaire de dix-huit vaches, de trente-deux hectares, d’un cochon, d’une jument. Aucune date n’est avancée pour déterminer l’action, mais c’est l’époque où l’on voit les petits propriétés disparaître au profit de grandes, voire de gigantesques exploitations, dont les nouveaux patrons, juchés toute la journée sur des machines de trois étages, calculent la difficile compatibilité entre exigences européennes, quotas et courbe de croissance. L’époque est au remembrement, à la désertification rurale, à la mécanisation, à l’intensification d’une production agricole dont on ne sait que faire. Dans cette campagne qui a gardé son visage des années cinquante avec au bord des routes départementales, sur les murs des maisons, les publicités pour la brillantine Forvil, l’époque est surtout à la grande désertion féminine. Les femmes ne veulent plus être les esclaves des patrimoines agricoles qu’il fallait sauvegarder, génération après génération, mariage arrangé après mariage arrangé. Elles aspirent à une vie moderne, urbaine, à une vie libre.

Baptiste vit avec sa mère, Louise, qui est veuve. Il est fort, Baptiste, il travaille comme une bête. Il est timide et ne sait pas comment s’y prendre avec les filles. L’agriculture que le président Giscard d’Estaing a appelée le pétrole vert de la France, en 1977, cette grande usine agricole étalée sur les trois quarts du territoire meurt, pourrit, se transforme en un vaste jardin du vide. Ses formes accueillent la vacance, les énergies minérales et végétales participent sans qu’on n’y puisse rien à une vaste fabrique de poème. Cette grande forme modelée puis désertée par l’homme devient un immense signifiant en quête de signification. On sait que les paysans ne savent pas regarder la nature, « la représentation de sous-bois, de rivières cascadeuses, de maisons sous la neige ou de prairies printanières n’avait rien à voir avec ce qu’ils avaient sous les yeux. Ils n’avaient jamais pu se payer le luxe de l’idéalisation. » Ils ne sont pas très forts non plus pour l’introspection si bien que la détresse d’un paysan célibataire en mal d’amour devient l’occasion pour l’écrivain de monter sur le grand corps fort et opaque de son personnage et de regarder autour de lui cette nature en mal de déchiffrement, comme pour guider un personnage aveugle. Car Baptiste ressent pour la première fois de sa vie le grand mal existentiel. L’absurde. Le manque. Baptiste « aurait dû ajouter son encoche à la ligne du temps, c’est-à-dire suivre peu ou prou l’exemple ancestral : se marier, procréer, vieillir et mourir sans plus de métaphysique. Mais voilà, avec lui commença la rupture. »

L’action dans le roman de Jean-Marie Chevrier avance avec la vigueur d’une matière organique, elle a l’énergie d’un regain, mais contrairement au roman éponyme de Giono, il ne s’agit pas de se développer, plutôt de perdre veaux, vaches, cochons. De devenir comme une poule, un oiseau. L’homme commence par perdre son bras, puis ses vaches, puis son terrain.

Certes au bal de Lavaveix-les-Mines, il a trouvé une femme et elle s’appelle Ghislaine. Mais trouver une femme, c’est en réalité la perdre très rapidement et passer sa vie à faire pleurer son corps en pensant à elle. Ce chemin métaphysique parcouru par la conscience de Baptiste entre les poules de la basse-cour, la grange désaffectée et la jument vieillissante aboutit à une architecture du vide qui trouve son expression ultime dans la construction d’une serre tropicale dans la cuisine de sa ferme.

Peu à peu, le vide de sa vie, la béance de son corps infirme font comme un appel d’air. « Il aimait cette béance qui le laissait incertain; il se diluait dans l’air, un peu gazeux, dans un état comparable à ce qu’il ressentait après quelques pastis, juste avant d’être saoul. » Autrefois il guidait ses dix-huit vaches: « Leur groupe déferlait dans une rupture de barrage avec la force dévastatrice d’une avalanche. C’était si inexorable et si puissant qu’il éprouvait le besoin de crier. » L’accident qui lui coûte son bras l’oblige à se défaire de ses possessions. Après les vaches, vient la nécessité de vendre les dix-huit parcelles. « Il y avait les Gauts, où s’érigeait un menhir que la charrue contournait en labourant et devant lequel venait l’idée d’une dévotion. C’était un royaume pris au roi. »

Il faut vendre. Les voisins, couple de trentenaires qui ont réussi à opérer la métamorphose d’une économie à petit budget et visée quasi autarcique en capitalisme sans scrupule reniflent la bonne affaire. Elle a de longues jambes un peu fortes, une poitrine exceptionnelle et se charge de la négociation. « Elle arriva sur le tracteur bleu, le New Holland. Avec elle, l’engin prenait des allures de voiture de sport. Elle avait fait fort dans le choix du short qui était très court. » La fin est digne des précédents romans de Jean-Marie Chevrier, notamment le sacrifice d’une vache au profit d’une histoire d’adultère à la fin de son roman Une lointaine Arcadie, publié en 2011. C’est comme une dernière demi-volte sur la piste de danse de Lavaveix-les-Mines. L’auteur et son personnage, l’un marchant tout droit vers son destin, l’autre se trémoussant de terreur et de rire, couple improbable mais finalement fusionnel, achèvent leur ultime tour de piste sous les bravos des lecteurs ravis.

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