Connexions africaines

L’Afrique dans le monde réunit trois conférences sur le rapport historique entre les sociétés africaines et les notions de capitalisme, d’empire et d’État-nation, où Frederick Cooper réaffirme la pertinence d’une histoire des connexions.


Frederick Cooper, L’Afrique dans le monde. Capitalisme, empire, État-nation. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christian Jeanmougin. Payot, 246 p., 22 €.


« L’histoire de l’Afrique doit certes être étudiée dans toute sa complexité, mais non comme si ‘‘l’Afrique’’ existait indépendamment du reste du monde. Les connexions qui influèrent sur le cours de l’histoire africaine apparurent il y a très longtemps – avant le développement du capitalisme, avant les conquêtes européennes du continent. Elles firent partie de la trajectoire qui a produit le capitalisme. » Les sociétés africaines n’ont pas évolué seules dans leur coin du monde : le propos de Frederick Cooper a l’air d’une évidence confondante. Le cadre qui est le sien n’est certes pas le plus adéquat pour être approfondi – trois conférences tenues à l’institut W.E.B Du Bois de l’université Harvard, en 2012. Il n’empêche, on peut saluer la publication de ce recueil placé sous l’égide du sociologue qui, dans The World and Africa publié en 1946, réfléchissait déjà à l’intégration des sociétés et des systèmes politiques d’Afrique au monde global – moins pour dire ce qu’il fallait faire au sens du « développement » d’aujourd’hui, que pour exposer les fissurations des empires coloniaux. À l’heure où les savoirs, les investissements et les déplacements se concentrent de plus en plus fortement sur l’Afrique, ces trois essais sont vivifiants pour ceux qui souhaitent explorer ce qu’Africains et Européens ont pu avoir de commun dans l’histoire de leurs échanges.

Vieil artisan du « désenclavement » de l’histoire africaine, Frederick Cooper reprend ici des thèses plus amplement développées dans L’Afrique depuis 19401 et Empires2. Dans l’état actuel des recherches, que peut-on dire des rapports entretenus par le continent africain avec les notions de capitalisme, d’empire et d’État-nation ? Ces concepts, rappelle Cooper, sont d’abord les produits d’une histoire. Cette histoire est celle des connexions établies et développées à travers de vastes régions du monde ; non pas seulement entre des structures « dominantes » et « dominées », non plus entre des régions ayant leur itinéraire ou leur « génie » propre, mais d’abord entre des empires partageant, en quelque sorte, les mêmes « problèmes d’empires ». Avant les interventions coloniales, les empires sahéliens et européens se devaient en effet de contrôler les axes commerciaux, les populations et les ressources, de conquérir de nouveaux espaces en cas d’obstacle à l’hégémonie, de faire cohabiter des populations diverses. Il faut alors examiner « la longue histoire qui lia les peuples du continent africain à l’expansion du capitalisme » ; distinguer « la forme politique générale que l’Afrique partagea avec le reste du monde, et la forme spécifique qui fut celle des empires coloniaux » ; enfin, rappeler que la forme de l’État-nation ne fut pas la « seule façon d’imaginer les choses » au moment des luttes anti-coloniales. « Percevoir l’Afrique dans le monde […] ne consiste pas à juxtaposer une Afrique clairement délimitée et une Europe clairement délimitée, mais à examiner comment le monde dans lequel ces deux régions en vinrent à être définies fut généré, via des relations inégalitaires reposant sur le pouvoir. »

En somme, on ne saurait comprendre les situations africaines sans les lier aux désirs et aux tensions qui ont travaillé les acteurs « métropolitains » à l’heure coloniale ; à l’inverse, les historiens de l’Europe moderne se devraient de considérer les multiples connexions politiques, sociales, culturelles et économiques qui existèrent entre colonisateurs et colonisés, ceux-ci étant eux-mêmes loin d’être homogènes. C’était déjà la thèse du bref et stimulant essai écrit par Frederick Cooper et Ann Laura Stoler3. Le monde « africain » a été moins clos que ce que la plupart des discours – y compris celui de la « postcolonialité » – veut bien en laisser paraître, leurs effets étant le plus souvent performatifs ou programmatiques : mieux vaut penser une Afrique de tout temps coupée du reste du monde pour la laisser à l’écart ; mieux vaut penser une Europe coupée de l’Afrique pour continuer de la voir comme dominante. Décrire le capitalisme, l’empire et l’État-nation à travers l’histoire africaine – c’est-à-dire des structures globales à partir de situations locales -, c’est démontrer que nous appartenons au même monde. On peut à partir de là penser, et notre passé, et notre présent. Ce n’est pas dire que les trajectoires des sociétés africaines ne sont pas singulières, mais plutôt qu’elles ne se font pas sans circulation entre des espaces interconnectés, les formes politiques et sociales n’étant jamais si homogènes et solides qu’ont pu le croire, à un moment de l’histoire, les uns et les autres.


  1. Payot, 2008
  2. avec Jane Burbank, Payot, 2011
  3. Repenser le colonialisme, Payot, 2013

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