Voici un texte étrange et pour le moins expérimental ! Corinne Desarzens propose avec Le petit cheval tatar une immersion à travers le globe oculaire dans une entreprise historique et littéraire bien plus profonde qu’il n’y paraît au premier coup d’œil.
Les résumés de livre proposés par les éditeurs sont rarement pertinents, quand ils ne passent pas totalement à côté du propos de l’ouvrage. Parfois cependant, ils parviennent à franchir cette lisière entre le texte et le hors-texte pour devenir ce que Gérard Genette appelait à juste titre un « seuil ». Citons le début de celui du nouvel ouvrage de Corinne Desarzens : « Le petit cheval tatar ne parle ni de chevaux, ni de Tatars, mais il regarde bien au fond de l’œil, si profond qu’arrivent alors des histoires ophtalmologiques de l’Antiquité à nos jours ». D’emblée, ce livre s’offre à nous comme un détour, comme le titre en porte-à-faux nous le suggère, qui ne sera ni totalement un récit ni totalement un traité d’ophtalmologie, association d’emblée saugrenue.
Seule certitude à ce stade : il s’agira de voir. Mais de voir quoi ? Peu importe, mais de mieux voir, car l’important ne sera pas l’objet mais bien le geste en lui-même. C’est que, dans le tunnel qui nous conduit tous à la mort, le regard est souvent passif, il ne fait que constater ce qui lui passe devant. Celles et ceux qui ont la chance de porter des lunettes ont au moins cet avantage que leur vision relève d’un choix conscient qu’ils auraient pu refuser : « Mettre des lunettes veut dire choisir de voir à un moment précis ». Il y a là tout le projet du récit : choisir de voir, c’est-à-dire écrire et lire.

Le petit cheval tatar traite donc de l’œil, sous tous ses aspects, au gré de l’histoire, des anecdotes et des inventions. Il s’agit cependant d’un objet absolument littéraire, tant par son écriture que par le tissu de références qu’il met en place, voire de non-références. Un chapitre offre ainsi le récit de la mort de Henri II, survenue en 1559, à la suite d’un tournoi où le comte de Montgommery logea un éclat de sa lance dans l’œil du monarque. Pour qui n’a pas spécialement étudié l’histoire du XVIe siècle, cet événement n’est probablement connu que par le récit qu’en fit un siècle plus tard Marie-Madeleine de La Fayette dans La princesse de Clèves, et c’est précisément cette référence qui est soigneusement évitée par Corinne Desarzens, comme un point aveugle qui pourtant nourrit le texte de sa signification. Un autre exemple est le récit que l’autrice nous fait de l’épidémie d’ophtalmie durant la campagne d’Égypte, tout en détours et en non-dits, qui joue sur ce que le lecteur sait, ou ce qu’il ne sait pas, au fond ce n’est pas l’essentiel, pour tout raconter, la guerre, Bonaparte, l’Empire en germe, par d’autres moyens, en se focalisant sur l’œil.
Succession d’anecdotes et de récits plus ou moins érudits, Le petit cheval tatar est un objet littéraire désuet (ce qui n’est aucunement un défaut), que l’on rangerait volontiers dans sa bibliothèque entre un volume du Dernier royaume de Quignard et les Nuits attiques d’Aulu-Gelle, et qui propose des digressions successives dont la seule unité est thématique, le tout au fil de pages qu’il n’est pas toujours aisé de comprendre. L’autrice prend ainsi plaisir à retranscrire toute une série de termes techniques : « exfoliation uvéale », « prolapsus du corps vitré ». Il est parfois difficile de s’y retrouver mais il ne faut pas s’y tromper : l’acte littéraire n’a pas vocation à nous instruire. Philistin que celui qui ne lit que pour « apprendre plein de choses » (expression issue de la déclaration d’un ancien ministre de l’Éducation nationale dont Nathalie Quintane fit un fort bel ouvrage). L’acte littéraire a pour vocation de jouir du langage. Le livre de Corinne Desarzens opère ainsi deux gestes : cette jouissance et la pénétration dans un univers linguistique. Celui qui souffre d’une maladie chronique connaît parfaitement cela, le fait de pénétrer dans un univers à la terminologie précise et inconnue du grand nombre, que lui-même ne comprend pas toujours ou qu’il finit par s’approprier peu à peu.
Ce livre sur l’œil remplit cette salutaire fonction de nous apprendre à voir, parce qu’il se dérobe, laisse perplexe, il contraint notre corps à se déprendre. L’intelligence peu à peu s’étiole, les mots se réduisent à leur substance première, le plaisir se met à poindre. Maintenant nous voyons, maintenant, enfin, nous apprenons à lire et à bien lire !