Si la guerre a besoin des écrivains, la justice semblerait en réclamer davantage encore. Cette réalité est mise en évidence par la romancière Victoria Amelina, tuée lors d’un bombardement russe sur l’Ukraine. Une préoccupation partagée par Yuliia Iliukha, passée du Donbass à l’Ouest de l’Europe, mais avec le même souci de décrire et de documenter les conséquences de la guerre.
Victoria Amelina (1986-2023) n’est pas une inconnue dans le monde de la littérature ukrainienne. Autrice de romans et de recueils de poèmes, traduite en plusieurs langues, russophone et anglophone, convertie à l’ukrainien après la révolution de la Dignité de 2013, elle est un membre actif du Pen Club ukrainien, une militante de la littérature qui rêve d’organiser un festival littéraire dans la ville qui porte comme une plaisanterie le nom de New York, à quelques arpents de Donetsk.
Le destin de Victoria Amelina bascule avec la guerre, changement de « rôle », peut-on rester romancière dans un tel contexte ? Une mutation à marche forcée commence, même dans le style. « Voilà ce que la guerre fait de vous… Les phrases deviennent étonnamment courtes, la ponctuation est un luxe superflu, l’intrigue se brouille, mais chaque mot est chargé d’une signification profonde. On peut en dire autant de la guerre que de la poésie ».
Elle suit les changements de ses propres perceptions, fabrique peu à peu son objet avec les événements minuscules ou majeurs qui balisent désormais sa route et sa vie. Ceux-ci vont constituer la pâte de cet ouvrage qui charrie tous les repères de l’histoire du pays et qui vont entrer en résonance avec ce qui se passe, une sorte de résurgence fatale qui rappelle la « renaissance fusillée » qui extermina une génération de brillants intellectuels au début du XXe siècle. Revient aussi la figure majeure du théâtre d’avant-garde, Les Kourbas, exécuté au fin fond de la Carélie en 1937, mais aussi la « première » incursion ouverte des armées russes sur le territoire en 2014. Les dates s’estompent. Certains artistes russes disent être victimes de la « cancel culture », note-t-elle ironiquement, les artistes ukrainiens ont été plutôt victimes d’une culture de l’exécution.

L’ouvrage de Victoria Amelina est une sorte de road-movie au sein d’un territoire intellectuel et moral du pays, dont elle flècherait les profondeurs. Elle enchaîne les rencontres avec les grandes figures du passé, mais désigne aussi ceux qui pratiquent l’héroïsme sans le savoir ni le chercher : la bibliothécaire du village natal du poète Volodymyr Vakoulenko dont le manuscrit sera retrouvé enterré sous le cerisier de son jardin, planqué la veille de sa disparition, ou l’avocate Alexandra Matviïtchouk qui dirige ce Centre pour les libertés civiles qui recevra l’année suivante le prix Nobel de la paix. Ce sont ces sous-histoires qui parcourent l’ouvrage, comme un palimpseste plein de blancs, ou de gris, puisque Victoria Amelina n’en avait terminé qu’environ 60 % au moment de sa mort.
Pourtant, la reconstitution de ce « journal interrompu » est fascinante, comme un récit où domine le suspense. Le projet se déroule sous nos yeux et dévoile peu à peu son objet. Il est constitué de bric et de broc, de fragments, au fur et à mesure des rencontres, des déplacements, des engagements. La romancière se fait tour à tour anthropologue, historienne, ou mêle la poésie à l’exigence des Conventions de Genève. Certaines parties sont terminées, d’autres suggérées, juste des pistes à suivre, ébauchées, non encore écrites. À chacun de les poursuivre.
C’est qu’il s’agit de restituer à chacun, mort ou vivant, sa singularité, son caractère unique. Et de multiplier les questions, non pour chercher des coupables, précise l’autrice, mais pour répondre aux « interrogations cruciales de l’humanité sur la justice ». Ce questionnement transforme peu à peu le journal de guerre en journal de justice et l’écrivaine en enquêtrice sur les crimes de guerre. Elle ira même jusqu’à envisager un stage de déminage.
« Regarder les femmes regarder la guerre » n’est pas un exercice passif ni un poste d’observation calme. Rien n’est donné d’avance. L’observation suppose de pister les uns et les autres, ceux qui assurent ne « rien faire d’intéressant », comme Vira Kouryko qui reconstitue la vie d’un homme de 75 ans qui a perdu tous ses animaux lors du siège de son village : « Les Russes les avaient tous tués : Marta la jument, une vache et un troupeau de moutons ».
Au fur et à mesure de ce road-movie, Victoria Amelina parle avec ses différentes rencontres du livre qu’elle est en train d’écrire, et nous fait les témoins de ses avancées. Son chemin croise celui de Philippe Sands, avocat de droit international, qui lâche ces mots : « aucun système juridique ne peut gérer le nombre de crimes qui semblent avoir été commis », dit-il, avant de mentionner, à titre de comparaison, le Rwanda et le Chili.
Ce faisant, l’écrivaine documente ce que peu à peu elle nomme, en s’appuyant en particulier sur les publications des régions occupées, une tentative génocidaire. On ne peut séparer ce texte de la vie de Victoria Amelina que l’on voit courir au fil des pages sans que cela relève d’une quelconque mise en scène. L’enquêtrice fait corps avec sa quête, comme insouciante au fait que sa vie aussi pourrait être l’objet d’un crime de guerre. Comme le note Philippe Sands, « celle qui recensait les crimes a été victime d’un crime. L’enquêtrice est devenue celle sur qui porte l’enquête. L’autrice est devenue le sujet de l’histoire ».

Avec Yuliia Iliukha, on entre dans la profondeur des émotions, la palette de tous les sentiments liés à la guerre : l’égarement, la haine, la séparation, la perte, mais à l’intérieur de celle-ci il faut distinguer la perte de sa maison de celle de ses proches. La littérature se révèle également la mieux à même de fouiller dans le détail des consciences.
Yuliia Iliukha, écrivaine réfugiée à l’Ouest et volontaire civile pour aider l’armée, brosse quarante courtes fictions comme autant de scènes tentant de décrire, d’analyser ce que l’on ressent. Son style aussi s’adapte : aucune majuscule tout au long de ces récits, car « le monde qui semblait avant si vaste, était devenu petit et plat »
L’écrivaine passe en revue différents types de personnages : celle qui cache sa haine dans sa poche, mais dont le manteau devient de plus en plus lourd, celle « qui a semé de petites larmes et a récolté une haine noire », celle revenue dans son village et qui pleure sur le squelette de sa vache, celle qui a préparé sa valise en pensant à tout, mais qui finalement perdra tout, ceux qui sont morts, enfin, étouffés par la propagande.
Yuliia Iliukha brosse avec talent ces innombrables scènes, n’oubliant jamais de se moquer aussi, avec cette ultime ironie pour la femme qui « dans sa baignoire avait pour plus grande crainte de mourir ainsi : sans culotte, nue, les cheveux mouillés et les jambes poilues ».
La mission des écrivains ukrainiens est, note-t-elle, de « témoigner de la guerre, d’en documenter les réalités et de porter ces récits au-delà de nos frontières ». On peut parler de « résistance culturelle » mais, pour ces deux romancières, il n’y avait plus guère de choix. Le réel s’imposait, laissant une moindre place à l’imaginaire, seule la poésie y résista, parvenant à fournir une dimension plus juste à un réel parfois incompréhensible.