Au cours de ses années d’écolière passées à Tunis, l’historienne et journaliste Sophie Bessis avait appris que la civilisation européenne était gréco-latine. De l’Égypte et de l’Afrique, il n’était jamais question, quoi qu’en ait dit Champollion. Mais, à partir de la fin des années 1980, s’impose l’idée d’un monde partagé entre les cultures judéo-chrétiennes et les autres. Dans un petit livre percutant, Sophie Bessis s’emploie à déconstruire cette « vérité alternative » devenue une arme redoutable aux mains des extrêmes droites des deux côtés de l’Atlantique et désormais aussi d’Israël.
Le succès de cette imposture s’explique par un « triple processus d’occultation, d’appropriation et d’exclusion ». L’accouplement des deux termes, judéo et chrétien, a permis de « jeter un voile sur près de deux millénaires de haine antijuive » propre à l’Europe chrétienne qui s’est construite contre l’altérité juive. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a mis en œuvre deux stratégies pour restaurer des valeurs bafouées par la violence des conquêtes coloniales et « consumées dans les fumées des crématoires ». La première a consisté à cautionner inconditionnellement la politique de l’État d’Israël. L’innocence absolue d’Israël est la condition sine qua non de la restauration de l’innocence occidentale. La seconde a consisté, avec le terme de « judéo-chrétien », à faire apparaître l’Occident comme « l’inventeur unique de l’universel ».

Quelque chose de la mémoire de l’antisémitisme européen subsiste et persiste, qui fait qu’un juif n’est jamais tout à fait un Français, ou un ressortissant de n’importe quelle nationalité. Quand Emmanuel Macron, en 2017, invite Benyamin Netanyahou à la commémoration de la rafle du Vél d’Hiv, il fait d’Israël le représentant légitime de tous les juifs, qu’il assigne ainsi à une double identité. En posant une exceptionnalité juive, le philosémitisme devient le miroir inversé de l’antisémitisme.
Sophie Bessis laisse de côté la question même des dogmes et des pratiques des différentes religions. Elle montre néanmoins qu’au mépris de la longue histoire des avatars successifs du monothéisme, le prétendu universel judéo-chrétien renvoie l’islam, message qui se veut universel comme le christianisme, à une altérité construite politiquement et représentée de façon récurrente sous les couleurs de la violence et de la haine. Alors même que l’islam est devenu une religion européenne, celle-ci est considérée comme ontologiquement étrangère, par opposition à la civilisation dite judéo-chrétienne.
Au-delà de ce qu’il est convenu de nommer l’Occident, les opinions et les États de l’arc arabo-turco-iranien se sont largement emparés du « judéo-chrétien », en le désignant comme « l’ennemi dont la redoutable puissance serait tout entière consacrée à affaiblir l’islam ». C’est une autre mémoire qu’on efface ainsi : celle de juifs et de musulmans cohabitant en terre d’islam « de façon autrement moins violente que dans la chrétienté ».
Profondément laïque, au meilleur sens du terme, Sophie Bessis met en lumière « l’avènement spectaculaire du recours contemporain au registre religieux » auquel il faudra renoncer si l’on veut mettre fin aux agissements des « fous de Dieu » de tous bords, et rebâtir du vivant et du réel à partir d’une histoire racontée dans sa complexité, sans œillères ni constructions idéologiques. Ce petit livre est décidément un livre important.