Troisième volet de la série Sex Detectives de Noa Y. Lions (P.O.L, 2013), Alea ejacula est, titre qui se traduit par « Les dés sont très fortement jetés », est un roman à la fois ludique et profond qui semble mettre en récit avec beaucoup d’humour et de légèreté le projet esthétique de Mallarmé d’un « aboli bibelot d’inanité sonore ».
Bien que ce roman soit le troisième de la série, il peut se lire comme un récit à part entière tant il est jouissif (mot qui sera utilisé à plusieurs reprises dans cet article) d’entrer dans l’univers étrange de Noa Y. Lions. Deux personnages, un couple, à tous les sens du terme, Dougheurl et Duboï – le lecteur anglophone lira à haute voix pour saisir le jeu de mots –, reçoivent dans leur appartement-bureau des personnes insatisfaites de leur vie sexuelle et attendant des premiers conseils et solutions. Pourtant, Dougheurl et Duboï ne sont pas sexologues mais sex detectives, profession qui ne nécessite aucun diplôme et qui présente l’avantage de n’avoir aucune concurrence étant donné qu’elle est inventée. Mais alors, se demandera-t-on, qu’est-ce qu’un sex detective ? Il ne faut pas compter sur le récit de Noa Y. Lions pour nous l’apprendre : « malgré leur assurance apparente appuyée sur le charme qu’ils dégagent et pas seulement l’un envers l’autre, leur profession demeure assez mystérieuse à leurs propres yeux. […] Il faut cependant croire que ces rendez-vous ont une meilleure idée de ce que sont des sex detectives que les sex detectives eux-mêmes, la clientèle ne regrettant jamais le temps ni l’argent dépensés ». Le ton est donné.

Le récit repose ainsi sur un humour très absurde où s’enchaînent des dialogues auxquels ni le lecteur ni les personnages ne comprennent grand-chose. Il y a cependant une trame qui avance mais qui fournit davantage un prétexte à faire se rencontrer des personnages dont les dialogues constituent le réel cœur de l’écriture de Noa Y. Lions, une écriture qui repose certes sur des propos directement rapportés, mais aussi et surtout sur le discours indirect que l’auteur maîtrise avec brio. Précisons au passage que Noa Y. Lions est un nom de plume dont l’identité tout autant que le genre sont demeurés secrets pour nos propres détectives. Pour en revenir au roman, sa principale thématique s’articule autour des proverbes qui sont ressassés, répétés, modifiés, en un mot et sans mauvais jeu de mots, retournés dans tous les sens pour structurer une écriture faite de calembours, de concaténations et qui parfois semble friser l’automatisme, ce terme n’ayant ici aucune connotation péjorative.
Mais alors à quoi rime ce roman si l’on n’y comprend rien ? À rien et c’est bien en cela qu’il est jouissif et littéraire, jouissif précisément parce que littéraire. « Les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage », disait Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? et Noa Y. Lions, quoique romancière ou romancier, s’inscrit dans cette démarche, qui prend les mots et les expressions pour leur sonorité, leur signification pleine d’automatisme et leur dimension ludique. Le plaisir de lire Alea ejacula est est ainsi, d’abord et avant tout, plaisir de lire, pour soi, de manière désintéressée, sans se soucier de comprendre.
Il y a cependant beaucoup à comprendre. La galerie de personnages qui littéralement se paient de mots tout au long du récit offre des portraits que l’on aurait bien envie de qualifier de moralistes tant, finalement, s’explorent à travers eux le désir (relevez le jeu de mots discret) des tableaux où mœurs et morales résonnent sous les coups de marteau (selon une expression qu’écrivit un jour un philosophe moustachu et allemand) du dispositif textuel. Il y a ainsi énormément de plaisir à entrer au cœur des ressorts affectifs des personnages dans un récit porté par une écriture qui est avant tout extrêmement drôle — et il est rare d’éclater de rire en lisant un livre).