Sexe, plis et microfiche : entretien avec Nicholson Baker

Nicholson Baker est l’auteur de trois romans érotiques, dont le premier, Vox (1992), histoire d’une longue conversation au téléphone rose, vient d’être réédité en français. Trente ans après la publication initiale de cette traduction par Michel Lederer, cela a été l’occasion d’un entretien avec EaN, au cours duquel on a pu l’interroger sur sa bibliographie hétéroclite et provocatrice, dont Updike & moi… une inspiration pour votre chroniqueur (auteur de Moi, Philip Roth).

Nicholson Baker | Vox. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer. Les Belles Lettres, 132 p., 13,50 €

Quelle est la trame de Vox ? 

Vox est l’histoire de deux personnages qui se rencontrent au téléphone rose, ils cherchent à devenir réels l’un pour l’autre, pas uniquement en tant que partenaires érotiques mais en tant qu’êtres humains. Le livre pose la question suivante : lorsqu’on parle de soi même, lorsqu’on veut séduire, quelle est la dose de vérité qu’on introduit dans son discours, quelles sont les histoires qu’on raconte, que fait-on pour séduire quelqu’un par téléphone ? Je l’ai écrit en 1989 ou 1990, j’avais déjà publié trois livres où il y avait très peu de sexe ; pour le premier, un critique a dit « Peut-être à l’avenir, au lieu d’écrire sur les lacets, il peut traiter l’aspect charnel ». Je suis comme un doctorant : j’aime emprunter un chemin, puis aller jusqu’au bout. Mon livre, paradoxalement, est une histoire d’amour.   

Vox est le premier volet d’une trilogie érotique. Comment s’inscrit-elle dans votre carrière ? 

La mezzanine, mon premier roman, comprend quelques petites histoires sur des magazines masculins, sinon presque zéro sexe ; mon deuxième roman est sur un homme qui donne le biberon à son bébé, donc implicitement il y a un mari et sa femme ; et dans mon troisième livre, sur Updike, le mot « masturbation » apparaît. Mon cerveau parfois est rempli d’imagerie sexuelle à la manière d’un tableau de Jérôme Bosch, il n’y a rien à faire, je suis né comme ça, et parfois, pardon de la métaphore, c’est comme purger un radiateur, donc de temps en temps il faut laisser cette imagerie sortir, c’est ce que je fais dans mes trois livres érotiques dont le premier a été Vox.

Le point d’orgue, votre deuxième roman érotique, est sorti en 1994, deux ans après Vox. Ensuite, vous avez attendu dix-sept ans pour publier le troisième volet, La belle échappée.  

Vox a été mon premier bestseller, c’était énorme, j’ai eu beaucoup d’entretiens, l’un avec Susie Bright, connue sous le nom Susie Sexpert, elle trouvait certains passages un peu timides ; en effet, quand je décrivais les fantasmes sexuels de ces deux personnages au téléphone, j’avais exclu quelque chose d’important de mon imagination. Le point d’orgue a été une tentative de rendre justice à un fantasme que j’avais à treize ans : j’arrêtais l’univers. Le livre a été reçu avec moins d’enthousiasme, les gens le trouvaient sombre. Après cela, j’avais dit ce que j’avais à dire sur le sexe, puis le temps passe, on vieillit, on a de nouvelles pensées, j’avais écrit un livre sur la Seconde Guerre mondiale et je voulais sortir de la tristesse de mes livres précédents, j’étais dans la cinquantaine – je me suis dit : c’est ma dernière chance d’écrire encore sur le sexe, donc j’ai ressorti mes copieuses notes et j’ai imaginé La belle échappée (House of Holes), un complexe touristique fantaisiste où des choses démentielles se passent. La réaction a été très forte. 

Pourquoi cette fascination pour le sexe ?

Nous sommes tous humains, la plupart du temps, on fait des choses banales : on mange un beignet, on regarde un pissenlit, on converse avec notre conjoint, on s’occupe d’un enfant, etc., puis, de temps à temps, on s’engage dans cette autre activité, motivée par des hormones, c’est complètement fou : si tu regardes quelqu’un de l’extérieur, tu n’as aucune idée de ses pensées bizarres et cela me fascine. Dans Le point d’orgue (The Fermata), j’ai appelé ça « tomber dans le pli » (fall into the fold), c’est un pli temporel, mais c’est aussi un pli dans les humeurs qui est discontinu, déconnecté. Un instant, on est en train de discuter, de boire du café, et puis tout d’un coup on est en train d’émettre des grognements bizarres (au lit), on a été programmé comme ça, je n’arrive pas à comprendre.

Le « pli ». On trouve cette métaphore dans le titre The Fermata ainsi que dans Double Fold, l’essai où vous déplorez la destruction des livres et des journaux par des bibliothèques, où ils sont remplacés par des microfiches.

Double Fold: Librairies and the Assault on Paper – le titre – fait référence à un pli destructif : dans les années 1980, les bibliothèques appliquaient le test dit « double fold » pour établir si un livre était condamné. Si on pliait et repliait le coin d’une page et qu’il se détachait, cela signifiait que la page était fragile et que le livre s’effriterait avant l’année 2000. Tout cela reposait sur de la pseudo-science. La Library of Congress a pourtant appliqué ces consignes, ce qui a conduit à la destruction d’une énorme masse de matériel unique et beau. J’étais en deuil. Donc le double fold se réfère à la déception qui a guidé la politique des bibliothèques américaines, soutenues par l’argent du gouvernement. On a jeté les journaux de Joseph Pulitzer, et plein d’autres choses. Sinon, en général, j’aime les plis de toutes sortes. Je me souviens d’une leçon de dessin que ma mère m’a donnée, comment dessiner un oreiller : elle prenait un bout de tissu, le jetait sur le canapé et disait à ma sœur et moi de le dessiner ; donc je voyais des plis dans les tissus, dans la temporalité – je lisais beaucoup de science-fiction – et dans les textes. Par exemple, dans une note de bas de page : le texte s’ouvre pour qu’on puisse regarder dedans, on découvre une petite fourmilière d’analyses. Les plis sont délicieux : à condition qu’ils soient propres !  

À part le pli, y a-t-il d’autres fils conducteurs dans votre œuvre ?

J’essaie de sauver des choses tellement familières qu’elles deviennent invisibles, des choses perdues dans l’obscurité, des objets de la vie quotidienne qui méritent d’être célébrés. On a beaucoup réfléchi et écrit sur le sexe, pourtant il reste encore des aspects à explorer. L’histoire de n’importe quel objet est intéressante. Pourquoi je continue à écrire ? Pour remonter dans l’histoire, pour découvrir la naissance des choses. 

Seriez-vous un poète honteux ? Vous définissez un poème comme de « la prose ralentie ».

Après avoir terminé mes études, j’ai commencé à écrire en transcrivant des citations. Puis j’ai lu les poèmes d’Elizabeth Bishop, que j’ai découverts dans une anthologie intitulée The New Yorker Book of Verse, éditée par Howard Moss. J’ai appris à écrire de la prose en lisant de la poésie, j’ai une conception conservatrice de celle-ci, à savoir qu’elle doit posséder mètre et rime. J’aimais sa densité charnelle, remplie d’images ; c’est ce que je voulais faire en prose, comme Sir Thomas Browne et Thomas de Quincey. Leur prose était plus luxueuse, plus chaotique que la poésie à l’époque. Maintenant, ce rapport s’est inversé. Ce que j’aimais dans le livre du New Yorker, c’est que l’ordre des poèmes n’avait rien à voir avec les auteurs, il était lié au premier mot du titre, comme si un poème était un objet qui avait sa propre énergie et que l’identité de l’auteur était accessoire. Un poème est comme un riche gâteau aux fruits : on est obligé de le manger lentement. Tous les matins, je commence en écrivant des choses qui sont comme des poèmes, c’est incompréhensible, parfois cela me donne des images que j’utilise dans la prose.

Paul Chowder, héros de deux de vos romans – The Anthologist et Traveling Sprinklers –, se définit comme « anthologiste ».

Paul Chowder et moi avons plein de points communs. Par exemple, l’incapacité de terminer un travail. L’intrigue de The Anthologist tourne autour du fait que Paul est censé écrire l’introduction d’une anthologie de vers rimés. En attendant, il profère des consignes qui sont les miennes, comme celle concernant le journal intime : chaque jour, il suffit de noter le meilleur moment de la journée.

Traveling Sprinklers met en scène un Paul Chowder ayant lâché la poésie en faveur de la chanson.  

Entre treize et dix-neuf ans, j’étais obsédé par la musique classique – tonale et orchestrale –, je voulais être compositeur. J’adorais Bartok, Nielsen, une partie de Stravinsky, je jouais du basson, j’ai passé un an à la Eastman School of Music. En 2013, j’ai commencé à jouer avec le logiciel digital, j’ai téléchargé Apple Logic, il y avait des échantillons magnifiques, je me suis emballé et j’ai commencé à écrire des chansons.

Un critique prétend que votre œuvre se divise en deux catégories : « wacky » (déjanté) et « wack-off » (masturbatoire).

Il faut se rappeler qu’en 1988-1989 il y avait des livres remplis de scènes érotiques où l’auteur semblait dire : « Ceci est un livre érotique, donc le lecteur ne sera pas excité, parce qu’il s’agit d’une œuvre d’art. Il va être sombre, à distance. » Alors que moi, je me disais pourquoi faire tout cet effort d’écrire sur une activité si excitante si ce n’est pas pour permettre au lecteur de participer au plaisir ? Le but, c’était d’induire un état de désir chez lui. Et, pourquoi pas, de le surprendre en même temps : l’étonnement est excitant. Vox est sorti à une autre époque, bien avant Sex de Madonna, avant Cinquante nuances de Grey, avant Tinder, avant les romances érotiques, je crois que les gens ont été excités par mon livre, et cela me rend heureux. Si on me disait : « J’ai lu ton livre, j’ai été tellement terrifié, je n’ai pas pu dormir », je ne serais pas content, je n’ai pas envie d’épouvanter mon lecteur. En revanche, si on me disait, « J’ai joui trois fois en lisant votre livre », je répondrais : « Trois fois ? C’est formidable ! » La plupart des auteurs de littérature ne consacrent pas un livre entier au sexe : habituellement, des choses se passent, il y a du bonheur, il y a du malheur, il y a une scène érotique, ensuite encore de la tristesse, du bonheur, puis encore une scène érotique, etc. Tandis que moi, je me suis plongé dans le pli de la scène érotique, je l’ai dépliée, et j’en ai fait un roman.  

Vox Nicholson Baker
Téléphone rose © CC BY 2.0/Eddi/Flickr

Vox serait-il féministe, comme le prétendent certains lecteurs, parce que le personnage féminin exprime ses fantasmes ? Le point d’orgue, en revanche, a été critiqué pour son « male gaze ». 

Vox met en scène deux personnages qui se racontent des histoires, et parfois l’un ou l’autre prend la relève d’une anecdote pour l’élaborer. Il me semble que l’érotisme qui ne relève pas de ce monde BSDM –­ univers que je ne comprendrai jamais – repose sur une collaboration. Lui dit quelque chose, elle dit quelque chose, etc. Chacun a ses propres idées, parfois ils sont en accord, parfois ils sont en désaccord ; ils ont envie de s’aimer bien, ce qui est le cas quand un couple s’entend. Pour être honnête, ça m’excite d’imaginer à quoi pensent les femmes. Est-ce du male gaze ? Je ne crois pas. C’est plutôt l’envie d’avoir de la télépathie mentale. Cela dit, Le point d’orgue, du fait qu’il s’agit d’un fantasme prépubère, est en effet très mâle. Pourtant, il contient une scène plébiscitée par les femmes, dont Susie Bright, autorité pour ce genre de choses : l’homme conduit sa camionnette UPS, une femme monte derrière, juste avant elle conduisait une tondeuse à gazon autoportée ; dans la camionnette, elle s’introduit un godemiché, tout en demandant au conducteur, de manière répétée, de freiner brusquement, à une cadence rythmée jusqu’à ce qu’elle ait son orgasme. Le point d’orgue est problématique parce que le héros se faufile partout et enlève leurs vêtements aux femmes sans leur demander la permission ; au fond, c’est mal. Quand mon épouse, Margaret, l’a lu, elle m’a dit : « Il y a de bonnes choses dedans, de la bonne écriture, mais le gars devrait aller en prison. » C’est inacceptable, comme dans Lolita, il devrait être puni, alors qu’il y a un happy end, il finit par retrouver sa petite amie. C’était peut-être une erreur. De mon point de vue, l’intrigue reposait sur une impossibilité, sur une fantaisie surnaturelle, ça pourrait fonctionner comme un rêve. Dans ce cas-là, les règles habituelles ne s’appliquent pas : après un rêve, on se réveille, et on n’a fait de mal à personne. Je pensais alors que ce livre pouvait être classé dans la même catégorie que d’autres livres transgressifs où il s’agit d’actes non consentis, mais c’est vrai qu’aujourd’hui ce livre me gêne. 

Revenons au « pli » (fold), ce mot aurait-il des synonymes ? 

Le point d’orgue en contient plusieurs. The Matrix est sorti cinq ans après, donc aujourd’hui on l’appelle « bullet time » [Michel Gondry avait créé le concept en 1996 pour une pub pour Smirnoff]. Je l’ai appelé The Fermata parce que, quand j’avais treize ou quatorze ans, je jouais du basson. Quand tu joues un concerto pour basson, il y a cette énorme fermata où il est écrit « Cadenza ». C’est comme si, par exemple, il y avait un morceau de musique de Mozart suivi d’un autre morceau de sa musique ; mais entre les deux il existe cet endroit secret où tu as le droit de faire le fou, tu tombes dans le pli de toutes les notes que tu peux jouer, toutes les improvisations. « Fermata » veut dire « arrêt bus » en italien. Au fond, ça veut dire « Stop » ; c’est souvent le moment dans le concerto où le soliste joue tous les nouveaux trucs qu’il vient d’apprendre. Fermata est le meilleur mot que j’ai trouvé pour le pli (fold).  

Vox est sorti deux ans après Tromperie de Philip Roth, autre roman érotique centré sur des voix désincarnées. 

C’était horrifiant, parce que j’avais terminé Vox, je l’avais envoyé à l’éditeur, et je me suis dit « Mon dieu, Roth, comme d’habitude, a un pas d’avance, mon roman est fini. » J’étais affligé. Je me suis dit, le mec a déjà eu tellement de succès, quelqu’un d’autre n’a-t-il pas le droit d’avoir une idée originale ? Cela dit, Roth et moi sommes très différents. Je me concentre plus sur le visuel. C’est lui, avec Portnoy et son complexe, et Erica Jong, avec Le complexe d’Icare, qui ont ouvert les portes. Ces livres étaient à l’horizon quand je contemplais Vox.

Et Couples ?

Je n’ai jamais accroché. Updike est l’écrivain qui m’a le plus appris, j’adore son sens du paragraphe, ses qualités de prosateur. Mais ses livres ne m’ont jamais excité sexuellement. Dans Updike & moi, j’ai écrit que je n’avais jamais réussi à me masturber en le lisant, tandis que je l’ai fait pour Iris Murdoch.

Vos fictions se fichent de l’intrigue ; elles se réduisent souvent à une anthologie d’anecdotes et de métaphores. Sinon, l’intrigue est minimale, comme dans votre premier roman, La mezzanine : un cadre monte un étage dans un escalier mécanique. 

Le roman commence lorsqu’il emprunte l’escalier mécanique. Ce texte repose sur un stratagème qui t’emmène du hall de l’immeuble jusqu’à la mezzanine, c’est un commentaire sur la notion d’intrigue. Toute ma vie, j’ai eu du mal avec cette notion, en revanche je sais bien prendre un escalier mécanique et monter jusqu’au sommet. C’était une façon de dire à mon lecteur : si tu veux que quelque chose se passe, tiens, ça c’est pour toi !  

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La mezzanine ou entresol peut être considérée comme une sorte de pli : un espace intermédiaire entre le rez-de-chaussée et le premier étage. 

C’est vrai ! J’adore cette idée, je l’avais oubliée. Cela me fait penser au film Dans la peau de John Malkovich (où l’intrigue se passe au septième étage et demi) : la mezzanine existe-t-elle vraiment, est-ce un endroit secret où des choses bizarres se passent ? J’adore le mot « mezzanine » : c’est ça la destination dans la vie, on ne va jamais arriver au premier étage, ce ne sera jamais assez bon, on va échouer un peu. C’est le pont (« middle eight », selon la terminologie de la musique pop).  

La digression aussi fait partie de vos outils préférés. Updike & moi (traduit par Martin Winckler, Christian Bourgois, 2009) commence avec une longue méditation sur la mort de Donald Barthelme – rien à voir avec le thème principal. Comme chez Laird Hunt, on ressent l’influence de Montaigne.

Je suis un fan absolu de Montaigne, je le lisais à côté de Vie de Samuel Johnson de James Boswell quand j’écrivais La mezzanine. Ils m’ont donné la permission de faire des digressions. Celles-ci correspondent mieux à la réalité d’une vie. Par exemple, quand tu manges un bol de céréales, et que tout d’un coup tu te remémores un incident de ta vie quand tu avais douze ans. De fait, les êtres humains ne conçoivent pas leur propre passé ni l’Histoire en général de manière strictement chronologique ; la digression est la norme. Quant à Updike, en 1977, quand j’ai dit à mes parents que j’arrêtais la musique, que je voulais être écrivain, je l’ignorais complètement. Cette année-là, on m’a donné deux livres pour Noël, dont La vie littéraire, un recueil de ses articles avec son entretien pour The Paris Review ;  je l’ai trouvé brillant, il plaçait les adjectifs comme les Incas plaçaient les pierres : sans mortier. Donc j’ai commencé à lire ses autres livres, ce que j’ai aimé le plus, c’étaient ses nouvelles et surtout ses mémoires. Ensuite, juste avant que je ne commence à écrire Updike & moi, il a publié Être soi à jamais (Self-Conciousness), entièrement consacré au thème de la conscience ; en tant qu’homme qui a très conscience de lui-même, je l’ai bien évidemment adoré. Il parle de ses luttes avec sa propre peau – son psoriasis – et avec son bégaiement. Vers la fin de la vingtaine, j’ai eu une explosion sévère du psoriasis, j’ai presque perdu l’envie de vivre. L’essai d’Updike s’appelait « At war with my skin », il décrivait ma condition. Donc, quand j’ai eu l’idée de proposer à The Atlantic un long article sur lui, cela faisait dix ans que je pensais à lui tous les jours. 

À part Updike, quels écrivains vous ont le plus influencé ?

Samuel Johnson a eu une influence énorme pendant les premières vingt années de ma carrière, aujourd’hui ce serait William James – c’est lui qui nous a légué l’idée du flux de conscience ;  Adieu à Berlin de Christopher Isherwood ; le Philip Roth précoce, dont Portnoy et Ma vie d’homme ; Emily Hahn ; Thomas de Quincey, parce que j’aime les états seconds, même si je ne suis pas toxicomane ; il y a eu une période où j’appréciais Hunter Thompson ; j’ai découvert sur le tard E.B. White. Mais les plus importants sont les poètes : Elizabeth Bishop ; Howard Moss ; Karl Shapiro, qui a consacré un poème entier à une plaque d’égout ; T.S. Eliot, dont ma mère me lisait La chanson d’amour de J. Alfred Prufrock ; et W.D. Snodgrass, dont Lobsters in the Window décrit des homards sur glace dans une vitrine à New York. 

Human Smoke, votre essai pacifiste, a aussi été très controversé. 

J’essayais d’écrire un livre sur la guerre en Corée et j’ai commencé à réfléchir sur la Seconde Guerre mondiale, la soi-disant « bonne guerre ». J’ai découvert des penseurs – catholiques, juifs, laïcs – qui considéraient que cette guerre d’attrition, marquée par des bombardements massifs, était la pire façon de composer avec un maniaque comme Hitler. En attaquant Berlin et les autres villes allemandes, cela n’a fait que le renforcer, et ça a radicalisé son antisémitisme. Du fait que la guerre a perduré, il a pu continuer à conduire la Shoah sous la couverture des hostilités. On a eu droit au pire résultat : un fou comme Winston Churchill affrontant quelqu’un encore plus fou, Hitler. L’objectif aurait dû être de réduire le nombre de morts. Si on avait négocié une fin à la guerre en 1943, beaucoup de gens auraient survécu.