La parution des Écrits d’Arnold Schönberg et ceux du compositeur Heiner Goebbels permettent de redonner leur voix littéraire et intellectuelle à deux figures essentielles de la musique contemporaine. Ces lectures nous invitent à découvrir la place et l’ampleur d’une activité de pensée et d’écriture majeure.
Non seulement Arnold Schönberg peignait et composait, mais en plus de tout cela il écrivait. Beaucoup. Ses écrits personnels – hors correspondance, déjà éditée maintes fois – sont rassemblés en près de 1 500 pages qui attestent de cette graphomanie pour en révéler, par le sentiment d’exhaustivité qui se dégage du livre, des cohérences nouvelles.
Le style et l’idée, ouvrage majeur de Schönberg assemblé après la Seconde Guerre mondiale, alors que dans son exil californien le musicien bénéficie d’une notoriété nouvelle, est une référence presque classique des avant-gardes d’après-guerre, le témoin d’une vie viennoise, celle d’un Juif survivant du génocide, engloutie dans les crimes de guerre. Les articles qui composent ce livre étrange et composite sont ici replacés dans leur contexte de rédaction, ce qui en souligne une autre cohérence, d’autres liens. Par exemple, la défense de la musique de douze sons est restituée à son ambition initiale, qui, loin de tout système, cherche plutôt à s’inscrire dans l’horizon historique de la composition et de la théorie musicales, dans leurs versants intellectuel autant que sensible. Schönberg passe sa vie à rappeler que la tonalité n’apparaît qu’à la Renaissance, que les modes médiévaux n’étaient pas tonals au sens moderne. Que fait-il, si ce n’est initier une révolution, au sens mécanique du terme, du langage musical sur l’un de ses axes historiques ? D’autres articles du Style et l’idée (« Brahms le progressiste », « Mahler ») sont, quant à eux, attachés dans cette édition à l’ancrage du compositeur dans le monde de l’art viennois. Schönberg est un artiste de Vienne, contemporain de Klimt, Kokoschka, Kraus, Strauss et tant d’autres. Son admiration pour Mahler est celle d’un musicien de Vienne pour le maître de sa jeunesse.
Cette sensibilité exacerbée aux personnes nourrit les pages les plus touchantes – parfois les plus irritantes – de cette somme. Polémiste infatigable et bien souvent de mauvaise foi, Schönberg prend la plume avec acharnement contre ses ennemis, nombreux, ou ses disciples décevants parfois. Inlassable, il plaide pour ses œuvres, depuis les Gurrelieder ou La nuit transfigurée, chefs-d’œuvre de jeunesse, jusqu’aux compositions plus tardives. Philosophe, il enchaîne des apophtegmes cyniques ou idéalistes. Poète, il compose des livrets d’opéras. Dans les interstices les plus timides de sa prolixité, il masque des amours infinis : Zemlinsky, Berg par-dessus tout, et Webern malgré la déception de le voir verser dans la collaboration avec le nazisme.
Chroniqueur politique, Arnold Schönberg affronte les actualités terribles de son temps, souvent de manière enthousiaste et déconcertante – il interrompt sa carrière momentanément pour tenter de sauver les Juifs d’Allemagne après la prise de pouvoir de Hitler en 1933, et surtout élabore un plan de gouvernement mondial en exil des Juifs après 1945, dont il se propose d’être le président. Plus terre-à-terre, Schönberg affiche une indubitable prescience de l’évolution de la musique au XXe siècle lorsqu’il défend farouchement les droits d’auteurs des compositeurs.

Les pages de la dernière partie de sa vie sont moins nombreuses : l’exil et la vieillesse, la mélancolie devant un monde effondré l’emportent sur une faconde longtemps inextinguible. Schönberg ne se tait définitivement qu’avec sa mort. Selon sa veuve, Gertrud Schönberg, son dernier mot fut « harmonie ». Celle que rêvait Schönberg, au-delà de l’ordre trop rangé de certaines musiques de son temps, apparaît peuplée à l’extrême des foules qui faisaient avant le désastre palpiter Vienne, ville convulsée de beauté que le musicien raconte dans un témoignage qui rejoint une bibliographie fournie en récits majeurs.
Les éditions de la Philharmonie publient également un autre recueil de textes, ceux de Heiner Goebbels. Né en 1952, il s’est imposé comme l’un des compositeurs vivants les plus influents dans de nombreux domaines : musique pour le théâtre, la radio, la danse, et bien sûr le concert. Les articles qui composent le livre sont présentés sous un titre qui sur-détermine la lecture, en insistant sur le combat de Heiner Goebbels contre l’idée d’art totale qui rejoint une défense de la fragmentation des arts en tant que voie vers la production artistique. Si une section entière du recueil se consacre explicitement à cette question, sa pensée de recèle aussi une autre voie plus relationnelle, qui problématise la question de la totalité par une question simple mais infinie : comment faire l’expérience de l’art ?
« [L]e désir de totalité – a été satisfait par des individus créateurs, les artistes, depuis trop longtemps déjà. L’art doit résister à ce désir, et le prendre en compte en faisant en sorte qu’il reste inassouvi. C’est alors seulement qu’il peut se déployer et devenir moteur pour le public. » Résister à la totalité n’est pas une technique de production, mais une éthique de la résistance au sein de l’art lui-même, entendu comme communauté de production (les gens qui font cet art) aussi bien que comme œuvre commune (ces arts que l’on fait). Immédiatement, Heiner Goebbels propose une opposition à l’œuvre d’art totale qui soit un appel à la prolifération des mondes ordinaires dans l’expérience de l’œuvre d’art fragmentée : « Il ne s’agit donc pas comme chez Wagner d’une totalité utopique, mais du contraire : d’une profusion de questions, d’une fertile incomplétude, d’un nouveau modèle de communication. Le processus de transmission lui-même doit devenir un thème de l’art. »
Tout au long des textes ici réunis, ce que Heiner Goebbels pense est d’abord cette mise en relation des artistes et des œuvres dans une sorte de partage concret, qu’il rend par l’écriture partout sensible, de ce qui se joue dans l’expérience artistique. Ce sont des pages merveilleuses sur la question des institutions de la musique et du théâtre. C’est une analyse de la bande-son de Nouvelle Vague de Godard, ce sont les questions qui se posent pour un compositeur écrivant pour la radio, pour la scène. C’est la musique qui est partout chez elle à force de se poser dans tous les autres points de vue, autant que possible. Par exemple, l’éclairage d’une scène. « Qu’est-ce que cela veut dire ? Par exemple que, parfois, dans une mise en scène, la lumière peut être plus importante que la parole, que le mouvement des comédiens peut avoir une existence propre, distincte du texte, que le bruitage peut prendre la place de l’image ou la musique prolonger la narration de la scène. […] Concrètement : en règle générale, le théâtre est éclairé après avoir été mis en scène. Même quand la conception des éclairages est guidée par une exigence artistique, cela se fait toujours trop tard, la lumière est cosmétique et par là trop défensive. C’est seulement si la lumière, c’est-à-dire l’éclairagiste qui dans cette instance représente cet art, est présente lors de la conception et des répétitions, que l’on pourra réaliser des inventions qui structurent le jeu de manière durable, sans se contenter de le mettre en lumière, ni se tuer à la tâche de le servir. C’est seulement ainsi que la lumière peut déployer ses forces, ses lois et ses résistances propres. »
Les fulgurances du livre sont nombreuses, à toujours concilier une place à la musique par la fragmentation des mondes de l’art où elle prend place. Si l’on veut, c’est une esthétique, une machine théorique qui permet de penser la musique d’une manière révolutionnée – au sens politique du mot révolution. Ce n’est pas le plus intéressant, cela dit, dans ce livre dont les saillies brillantes ne font qu’approfondir les failles les plus vertigineuses, pour faire face à une musique dont la beauté a vocation à habiter le monde avec nous, dans ses plis les plus ordinaires.