Interpréter collecte des notes de lecture et ébauches devant servir à l’élaboration d’un ouvrage consacré à une théorie de la reproduction musicale à laquelle Adorno a travaillé des années 1920 jusqu’à sa mort. Avant tout le reste, ce dossier donne à lire une méthode de travail qui explique peut-être à elle seule le fossé vertigineux entre l’ambition du projet d’Adorno et le résultat fragmentaire qui nous est présenté pour la première fois en français.
Adorno prend des notes, beaucoup de notes, sur les livres qu’il lit avec un engagement constant. Ses centres d’intérêt sont foisonnants : histoire de la notation musicale, de l’orchestration, Wagner, Palestrina, le jazz, les musiques traditionnelles, la philologie, la théorie, la pratique, tout y passe. Ces notes suscitent des pensées consignées dans des carnets, qu’on retrouve transformées une nouvelle fois dans l’ébauche des premiers chapitres d’un livre, garnie de commentaires en marges et de corrections. Dossier documentaire en même temps que texte, Interpréter emmène ainsi dans l’atelier d’Adorno, qu’on lit en artisan de la pensée musicale.
Sans doute cela permet-il de mieux comprendre certains liens entre les autres œuvres d’Adorno, puisque ces textes accompagnent les premiers essais du penseur allemand (Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, 1938), jusqu’aux ouvrages tardifs (la Dialectique négative autant que l’essai sur Berg, voire l’inachevée Théorie esthétique). Sans doute, mais nul besoin de posséder cette œuvre exigeante sur le bout des doigts pour aborder Interpréter, qui se pose, impérieux et impuissant, face au mystère de l’interprétation des partitions musicales. Mystère, pour ne pas dire mystique, à lire l’alternative que propose Adorno au détour d’une note : « L’une de mes thèses principales. L’interprétation est sauvetage de l’œuvre. » ; puis : « Si l’interprétation véritable est sauvetage de l’œuvre, elle en est simultanément la dissolution. »
L’œuvre telle que la conçoit Adorno est un texte écrit, par un compositeur, à une date précise, qui peut susciter une écoute silencieuse idéale mais appelle l’interprétation, ce qui rend vivant le texte. L’écriture de la musique est un processus de rationalisation de celle-ci, qui la fait entrer de plain-pied dans l’histoire en évacuant tout caractère « idiomatique » : on ne peut inscrire sur la partition tout ce que l’époque y met, et l’œuvre perd nécessairement ce caractère pour ne conserver que ce qui survit, signes à représenter et à reproduire. Texte qui n’est pas écrit dans une langue, puisque la musique « n’est pas une langue, mais on y trouve des dialectes dont le concept est fourni par l’élément idiomatique. Mais qu’est-ce qu’un dialecte sans langue ? Ou plutôt, le dialecte n’est-il pas l’élément muet [sprachlos] de la langue ? ».
Élément muet, impossible à inscrire sur la partition, où se niche la nécessité d’un sauvetage : comment interpréter alors que quelque chose se perd ? Comment la musique écrite ne se fige-t-elle pas ? Adorno tire deux conclusions de ce procès de rationalisation de l’interprétation musicale : en premier lieu, une critique de la tradition qui élabore longuement à partir d’une citation de Mahler (la tradition, c’est le laisser-aller) pour affirmer un progressisme ambitieux ; ensuite la nécessité de traduire l’œuvre dans une histoire impossible. L’improvisation, liberté suprême de l’interprète, est le lieu essentiel de cette double critique : improviser, c’est archaïque, nous dit Adorno, mais c’est en même temps la forme limite de la musique rationalisée, son problème insoluble. « Toute la vérité, et la majeure partie de la non-vérité, est liée à l’improvisation ». Adorno fiche l’interprétation dans le thème de l’impossibilité de la musique, très littéralement, très radicalement. « Toute interprétation se voit confrontée par principe à des problèmes insolubles. Il existe bien une interprétation absolument juste, ou en tout cas une multiplicité dénombrable de telles interprétations, mais elle reste une idée – impossible à connaître à l’état pur ni, a fortiori, à réaliser. »
La dialectique d’Interpréter mène ainsi tout droit à un problème d’abstraction et d’idéalisation de l’œuvre musicale qui explique sans doute les efforts importants d’illustrations concrètes qui ponctuent la réflexion d’Adorno, donnant à voir une culture et une mélomanie vertigineuse et acerbe – Toscanini, Bruno Walter, Furtwängler ne sont pas épargnés. Face à cette problématisation radicale – celle de l’impossibilité de la musique elle-même –, Adorno trouve surtout une échappatoire dans la question du « sens », de la « clarté » et de la « cohérence » des œuvres interprétées. Les développements sur ces questions recèlent dans leurs recoins les plus érudits des pensées d’une profondeur délirante, comme celles qui comparent la volonté du compositeur à celle du législateur. Entre le texte musical et la loi, quoi de commun ?
Mais Interpréter témoigne également d’une pensée de la musique qui avance négativement, en se refusant aussi à sa propre époque. Adorno, penseur de la « nouvelle musique », fige celle-ci dans sa mouture viennoise (Berg, Schoenberg, Webern) qui fait explicitement figure de progrès musical achevé dans le texte. Le texte, toujours le texte, et son interprétation, c’est-à-dire sa lecture, sa traduction, sa clarification. C’est aussi dire tout ce qu’il n’est pas : question instrumentale (rejet des instruments d’époque pour le répertoire plus ancien), intentionnalité, son. Adorno rejette quantité de domaines, parfois sommairement, parfois longuement, et ces rejets mesurent la partialité de sa théorie vers le texte. La question du geste musical, amplement développée, est en réalité philologique : comment inscrire sur un bout de papier un geste ? Comment noter un geste qui demeurerait reproduit à l’identique à travers les âges, idéal impossible ? Adorno s’échine à penser cela, tout en refusant le recours à ce qui n’est pas textuel. Il se moque de ces artistes qui recourent aux orgues d’église anciens pour comprendre comment on jouait alors, il récuse souvent l’importance du son : « Il n’y a aucune raison de considérer que la sonorité concrète de la musique lui soit plus essentielle que la sonorité des mots ne l’est à la langue ».
Plus décisif encore, le (quasi-) absent de cette pensée de la reproduction musicale est l’enregistrement, qui pourtant a tout changé. Si les références à Benjamin et le souvenir du Adorno de la Dialectique de la raison ou des Minima Moralia peuvent expliquer cette relative absence par une critique de la technique industrielle bien connue par ailleurs, la difficulté d’Adorno à penser la musique selon les conditions matérielles de son temps reste un révélateur fort du regard que sa théorie jette vers le passé, en quête d’un système cohérent comme on n’en faisait plus après la guerre. Cet anachronisme – mais les époques ne comptent alors que des anachronismes – pourrait être le plus fascinant de cet ouvrage, non pas parce qu’Adorno se trompe beaucoup sur ce qui advient à la musique – les sound studies et tant d’œuvres merveilleuses prouvent que la question du son n’est pas négligeable, Gustav Leonhardt et Nikolaus Harnoncourt ont avec d’autres prouvé que les interprétations sur instruments d’époque avaient gagné la partie, et le jazz ou les musiques traditionnelles n’ont pas abruti les masses. Non, c’est justement parce qu’il permet de penser la musique, son écriture et son interprétation, en faisant retour sur l’idéal même d’une musique savante dont le propre est d’être critique, critiquée, rationalisée constamment, qu’Adorno interpelle notre modernité musicale dans sa technicité de plus en plus totale.
C’est en nichant la musique dans l’idéal qu’on la rend impossible, même par hypothèse – l’impossible, en pratique, ne peut être joué par les musiciens et musiciennes. Mais c’est justement cet idéal qui interpelle, alors que le réalisme et le pragmatisme s’imposent dans les écoutes et créations actuelles, qui rendent littéralement tout possible – c’est l’argument des plateformes d’écoute qui revendiquent de nous faire tout écouter, ou des entreprises d’intelligence artificielle qui se flattent de pouvoir tout créer. Peut-être que pour interpréter de la musique, il nous faut rendre présent son idéal.