Berlin, Kurt Weill et les autres

Disques (9)

Bye-bye Berlin propose un panorama du paysage musical berlinois dans l’entre-deux-guerres. N’hésitant pas à adapter eux-mêmes les pièces pour leur ensemble, les musiciens se jouent totalement, et avec brio, d’une prétendue frontière entre musique de cabaret et musique savante.


Bye-bye Berlin. Marion Rampal, voix. Quatuor Manfred, quatuor à cordes. Raphaël Imbert, saxophone et clarinette basse. Harmonia Mundi, 18 €

Haevens – Amadeus & The Duke. Raphaël Imbert Project. Jazz Village (2013), 15 €


Voici un disque qui contentera tous ceux qui, comme moi, regrettent de ne pas pouvoir se transporter dans le Berlin des années 1920. Ce Berlin que les nazis ont tenté de rayer de la carte artistique continue d’être célébré comme dans The Ruins of Berlin, de Friedrich Hollaender, que chante Marlene Dietrich en 1948 dans La Scandaleuse de Berlin, film de Billy Wilder. Les artistes de Bye-bye Berlin en donnent une version transcrite par leurs soins et dont l’interprétation est à la fois douloureuse et nostalgique. Deux autres chansons écrites par Hollaender pour Dietrich bénéficient du même souci d’appropriation par les musiciens : Black Market, extraite du même film, et Falling in love again qu’on peut entendre dans L’Ange bleu (1930) de Josef von Sternberg.

Sans surprise, le programme du disque réserve une place de choix à Kurt Weill. Youkali, dont le texte est écrit par Roger Fernay, constitue une touchante entrée en matière : en 1934, pour ces artistes qui quittent progressivement Berlin, l’évocation du « pays de nos désirs », cette île rêvée qu’on rejoint sur une « barque vagabonde errant au gré de l’onde », est évidemment lourde de sens. Les transcriptions pour quatuor à cordes, clarinette basse et saxophone des accompagnements de La Complainte de Mackie et de Barbara-Song, deux airs extraits de L’Opéra de quat’sous écrit avec Bertold Brecht, sont particulièrement réussies. Par le truchement de son instrument, chaque musicien apporte sa voix à la scène qui devient, malgré la présence d’une unique chanteuse, extrêmement théâtrale. Il faut en particulier mentionner le rôle de Raphaël Imbert qui, passant tour à tour de la clarinette basse au saxophone, soutient de graves généreux ses partenaires ou se livre parfois à un échange presque dialogué avec la chanteuse Marion Rampal.

Bye-bye Berlin. Marion Rampal, voix. Quatuor Manfred, quatuor à cordes. Raphaël Imbert

Cousin discographique du Goodbye to Berlin de Christopher Isherwood, Bye-bye Berlin s’attache à représenter, outre la musique de cabaret, la musique savante composée à la même époque. L’étonnant Andante molto sostenuto du premier quatuor à cordes d’Erwin Schulhoff (compositeur mort en 1942 dans le camp de concentration de Wülzburg) s’étire à n’en plus finir, jusqu’à faire entendre, dans les deux dernières minutes, comme un entêtant battement d’horloge. Paul Hindemith, de son côté, fait en 1925 un arrangement satirique de l’ouverture du Hollandais volant de Richard Wagner. Le résultat, brillamment truffé de fausses notes et d’effets grotesques, est tout à la fois comique et inaudible ! Douze ans plus tard, Hanns Eisler, élève d’Arnold Schönberg, compose Nein, extrait de sa Kammerkantate N° 6. Le texte de Bertold Brecht est une apologie de l’individu et de sa force de résistance face aux pouvoirs totalitaires.

La rencontre d’une chanteuse et d’un saxophoniste de jazz avec un quatuor à cordes se révèle très fructueuse. On retrouve ici ce qui faisait déjà la réussite du disque Haevens – Amadeus & The Duke proposé par les mêmes musiciens en 2013, rassemblant avec audace Mozart et Ellington.

Inspirés par la démarche d’Hindemith, Marie Béreau, première violoniste du Quatuor Manfred, et Raphaël Imbert ont réalisé la plupart des transcriptions, adaptant les pièces choisies à leur ensemble instrumental et vocal. Grâce à eux, on entend bien souvent des contrechants surprenants et des sonorités inattendues qui témoignent des libertés parfois folles que les autorise à prendre leur talent. Black Market, d’après Friedrich Hollaender, est absolument génial dans cette folie ! Ne commence-t-on pas par entendre le violoncelliste vérifiant l’accord de son instrument ? Le quatuor ne semble pas toujours se soucier de la chanteuse : il nous offre parfois une joyeuse cacophonie (parfaitement maîtrisée, bien sûr) alors que la clarinette basse tente vainement de rappeler à l’ordre tout ce beau monde.

Étalant au fil des airs toute la palette de timbres que lui permet sa voix, Marion Rampal, quant à elle, aurait grand tort de se refuser à chanter et à enregistrer des pièces dédiées à des chanteuses classiques. Son interprétation tout en retenue de Die Nachtigall, d’Alban Berg sur un texte de Theodor Storm, lui confère une fragilité intimiste à faire pâlir d’envie certaines interprètes de lieder romantiques. La présence de cette pièce de Berg, en conclusion du disque, rappelle l’influence de la seconde école de Vienne sur les compositeurs berlinois de l’entre-deux-guerres. Une piste accessible en ligne de Heavens – Amadeus & The Duke permet d’apprécier une étonnante version du lied de Mozart, Das Lied der Trennung, arrangé par Imbert et chanté par Rampal. On y trouve un vrai respect à l’égard de ce petit bijou de lied, associé à une grande sensibilité d’interprétation, mais de fausse note, point !


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