Dans une exofiction gigogne post-Black Lives Matter, Roland Brival revisite la fin de la vie de Richard Wagner en faisant soutenir par son narrateur, l’écrivain martiniquais Jérôme Soulanges, que « dans les dernières années de sa vie, Wagner a bel et bien renié ses opinions antisémites ». L’essentiel de la responsabilité de l’idéologie proto-nazie véhiculée par le wagnérisme porte sur Cosima, épouse auto-instituée gardienne de l’héritage à la mort du compositeur. La question de la véracité reste ainsi ouverte, au profit de la jubilation romanesque poursuivie au moyen d’un dispositif narratif élaboré, qui enchâsse dans le quotidien vénitien crépusculaire du maestro les péripéties amoureuses qu’il se remémore.
À Venise, où il vit ses derniers mois avant l’angine de poitrine qui va l’emporter en février 1883, Richard Wagner sympathise avec un valet antillais entré à son service, Barnabé. Celui-ci, grandi dans l’esclavage en Martinique, a cependant bénéficié, grâce à l’attention d’un abbé, d’une excellente éducation. Après l’abolition de 1848, il a parcouru une bonne partie de l’Europe au gré de ses emplois, ce qui lui vaut d’être remarquablement polyglotte et débrouillard. Lettré, il est également capable de déchiffrer une partition – pas suffisamment vite et bien toutefois pour l’implacable et raciste Cosima, qui lui voue une franche hostilité et lui inflige une cinglante humiliation peu après son entrée au service de la famille. De son côté, le célèbre compositeur fait bientôt de Barnabé son confident et le complice de ses virées loin de la veille sourcilleuse de son épouse. Le personnage de valet noir imaginé par Roland Brival campe ainsi une sorte de Figaro grisonnant et bienveillant, expérimenté, lucide sans être roué. Les écrits du domestique dévoué vont révéler la face cachée d’un génie musical « sulfureux », définitivement assimilé par l’histoire à l’influence exercée sur Hitler et aux prémices du nazisme.
On accède à cet ultime pan intime de l’existence de Richard Wagner au moyen de différents récits emboîtés. Antoine Martenol, conservateur à la bibliothèque Schoelcher de Fort-de-France, tombe de nos jours sur le manuscrit de Barnabé Morel, qu’il confie à Jérôme Soulanges. Celui-ci, au gré de résidences d’écriture à Brême puis Venise, parfois en compagnie de sa jeune amante, décrypte le manuscrit tout en méditant sur son âge, ses amours, le privilège masculin et l’identité insulaire. En composant son récit, Barnabé a en quelque sorte jeté une bouteille à la mer. Car il s’agit d’une longue lettre adressée à sa sœur, censément demeurée en Martinique, sur l’habitation Bougrainville où les deux jeunes gens ont jadis grandi. Mais en réalité, Barnabé ne sait rien du sort de sa sœur, qui n’a par ailleurs laissé nulle trace dans les archives. Et de toute façon, cette femme ne savait pas lire… À la fin du roman, on découvrira ce récit plus évanescent encore. Au sein de l’ouvrage épistolaire de Barnabé, une strate supplémentaire est formée par les confidences de Richard Wagner, qui dicte à son domestique des carnets de confessions, à leur tour transcrits dans le manuscrit. Le musicien y relate quelques-unes de ses amours torrides d’autrefois et y prend ses distances avec les idées prônées par Cosima et certains de ses familiers, parmi lesquels Arthur de Gobineau, auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853). Après la mort du maestro, ces carnets de confessions seront pour Barnabé l’instrument d’une vengeance contre Cosima.
La matière de ces récits est dans l’ensemble conforme à ce que l’on sait de la vie de Wagner – à l’exception, a priori, de la présence d’un Barnabé Morel noir dans sa domesticité à la fin de son existence – et Soulanges prend soin de citer ses sources. Elle s’augmente de protubérances exofictionnelles aussi troublantes que significatives, sur lesquelles le narrateur insiste d’ailleurs dans les dernières pages du roman. Au-delà d’un intérêt connu pour les philosophies orientales, le compositeur se serait sur le tard converti au bouddhisme. Et il aurait demandé à Hermann Levi, son ultime chef d’orchestre, de réciter pour lui le Kaddish. Ce qu’accomplit le Levi du roman, flanqué de Barnabé, au nom du « pardon » pour des « postures d’une maladresse qu[e Wagner] a fini par reconnaître » et d’une « rédemption » jugée nécessaire. Or, outre que cette formulation recèle une grande indulgence au vu du pamphlet antisémite commis vers 1850 par Wagner, ce que l’on sait par le journal de Cosima, c’est que Hermann Levi avait été précédemment mis en demeure par la famille Wagner de se faire baptiser. Le roman rappelle d’ailleurs l’épisode, donnant dès lors au « pardon » du chef d’orchestre un parfum de restauration d’une dignité bafouée. En dépeignant le compositeur vénéré par Hitler en vieux bouddhiste débonnaire – ce qui, au demeurant, n’exclurait ni racisme ni antisémitisme –, valétudinaire et ivre plus souvent qu’à son tour, les carnets de Barnabé l’exonèrent de toute véritable malfaisance, dont le poids entier repose sur les épaules de Cosima, seule à secréter – à profusion – le fiel raciste et antisémite. Ce dernier, à travers le roman, reste affaire de personnes et d’opinions, sans considération pour les nombreuses mises en cause de fond de l’œuvre wagnérienne, qui n’ont pas manqué depuis Nietzsche et Adorno.
Le risque soulevé par un tel propos est énoncé par la jeune amante de Soulanges, une journaliste du nom de Julia qui s’oppose avec véhémence à son projet : « Tu sais où elle te mènera, ton indulgence pour ce type ? Tes amis les plus proches vont te traîner dans la boue. Rien ne te sera épargné ! J’imagine déjà les articles dans la presse littéraire. « Dans un roman consacré à Wagner, l’écrivain d’origine martiniquaise, Jérôme Soulanges, se fait l’avocat du compositeur antisémite adulé par Hitler. » Tu crois que tu pourrais te relever d’une pareille volée de bois vert ? » Cette mise en garde est redoublée par un second enjeu : « Sans parler des « Wagnériens », les gardiens du temple, qui vont se déchaîner sur les réseaux pour te disqualifier. Qui es-tu pour te permettre de proférer une opinion sur l’opéra, le dernier territoire sacré de la culture blanche occidentale ? […] Tout cela, ils te le demanderont en évoquant ton enfance dans ton île, et le décor des cases tropicales où tu as grandi. Tout cela, ils te le demanderont en te parlant de tes ancêtres africains, des doudous créoles, d’Henri Salvador et de la musique de Kassav. »
Dans ce roman porté par la voix d’un domestique tout à la fois dévoué à son maître et en constante affirmation de sa dignité propre, le terme d’« emprise » figure plusieurs fois. Comment, donc, s’émanciper de l’emprise de la « grande » culture blanche figurée par l’opéra wagnérien ? Du dernier séjour à Venise de Richard Wagner, on ne connaissait qu’une version, celle de Cosima. Le récit de Barnabé élabore une version concurrente. En révélant un « Wagner tourmenté, vacillant sur son socle d’idole », reniant et même condamnant ses précédents engagements, ce « writing back » procède à un double renversement : non pas jeter à bas la statue, mais esquisser un pardon qui se voudrait plus subversif encore ; et surtout, décentrer notre attention de l’idole blanche, pour la reporter sur l’existence et la perspective d’un Barnabé oublié par l’histoire – comme l’a été, plus radicalement encore, sa sœur. Un Barnabé dont la vie compte, conservant toujours son quant-à-soi, sachant se faire respecter et apprécier, terminant sa vie entouré d’amitié tout en cultivant son jardin dans l’arrière-pays bordelais.
Les balises ne manquent donc pas pour faire comprendre aux lectrices et lecteurs qu’au-delà des retournements imaginés dans la fiction, il s’agit non seulement d’échapper aux assignations, mais aussi d’éviter tout fourvoiement dans l’impasse identitaire, qu’elle soit exemplairement incarnée par Cosima et les idéologues dont elle s’entoure, ou que Julia craigne que son amant, en quête de sa « part d’identité noire », ne s’y enferme. Mais, en un hommage oblique aux identités-rhizomes promues par Édouard Glissant, Jérôme Soulanges revendique la conception d’une « identité d’insulaire » capable d’« échapper à lui-même » et de « s’adosser à cette perception du monde pour englober l’universel ». Anticipant avec maîtrise les réactions et questionnements des lecteurs, la fiction louvoie ainsi entre les écueils. Il arrive cependant que la gondole de Soulanges achoppe. Certes, comme il le remontre à Julia : « Les romans ne sont pas là pour prétendre à une quelconque vérité ! Ils ne servent qu’à raconter des histoires. » Et bien sûr, « on ne peut pas assimiler une œuvre à l’histoire personnelle de son auteur ». Mais quand, tout à son projet de laver son Wagner âgé du soupçon d’antisémitisme pérenne, il embarque Céline dans le même bateau (« Céline, lorsqu’il écrit, n’est plus le Céline antisémite. Il est habité par quelque chose de plus grand, et qui le dépasse »), cela va jusqu’à une lecture sélective cantonnant l’insupportable aux seuls pamphlets.
Roland Brival, citoyen du monde né en Martinique en 1950, est l’auteur de près de vingt romans depuis 1978. Également artiste plasticien, il est lui-même musicien de jazz, avec plusieurs albums à son actif. L’un de ses précédents ouvrages s’intitule Thelonious (Gallimard, 2018) : ce roman, illustré par Bruno Liance, relate les dernières années du génial pianiste de jazz Thelonious Monk, se remémorant quelques épisodes marquants de sa vie alors qu’il réside, reclus dans le silence, chez son amie la baronne Pannonica de Koenigswarter. Les derniers jours de Richard Wagner compose ainsi un diptyque inattendu avec ce récit du destin d’un autre génie de la musique, percuté au XXe siècle par le racisme et la ségrégation, et qui fut loin d’être célébré de son vivant comme le fut Wagner. Dès 1991, Roland Brival avait contribué à la redécouverte du Chevalier de Saint-George, flamboyant musicien créole débarqué en 1758 dans le Paris des Lumières, dont la carrière fulgurante s’acheva dans la misère et l’oubli. Dans le très réussi Nègre de personne (Gallimard, 2016), Brival se livrait déjà à l’exofiction en brodant sur un séjour new-yorkais, à la rencontre des hérauts de la Harlem Renaissance, du poète Léon-Gontran Damas, troisième pilier masculin, avec Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, du mouvement de la Négritude : « Et buvons et pissons sur un monde qui s’achève, dont notre renaissance sera le gage d’oubli. »