Récemment, des critiques de théâtre regrettaient que la Seconde Guerre mondiale fût devenue, pour une partie des auteurs du privé, une sorte de rente dramaturgique d’autant plus profitable qu’ils se dispensent de tout questionnement approfondi sur la période qu’ils mettent en scène. Anselm Kiefer mime quant à lui si bien la profondeur que d’aucuns croient – encore – que son art questionne Auschwitz quand il parle en vérité et essentiellement de l’Allemagne, de son histoire, de ses mythes, et de ceux que l’artiste met en peinture.
Le dernier livre de Youssef Ishaghpour publié de son vivant (Kiefer. La ruine, au commencement. Image, mythe et matière, Canoë, 2021) levait ce malentendu devenu central dans l’accueil fait à l’œuvre de Kiefer, en particulier en France, où Daniel Arasse avait contribué à l’introduire il y a une vingtaine d’années (Anselm Kiefer, éditions du Regard, 2001). Celui de Michaël de Saint-Chéron vise manifestement à l’entretenir.
Mais il le fait de façon si insistante, et par moments si drôle, qu’on gagerait volontiers qu’après cela plus personne ne pourra contempler sans sourire l’œuvre du « démiurge allemand », de « cet artiste majeur » à la « grande culture » et à l’« œuvre sans égale », que Saint-Chéron répute capable même de repousser jusqu’aux limites de ce qui n’en a pas. « L’Ein sof [le « sans limites » en hébreu] kieférien apporte un nouveau souffle au principe divin du Sans limite », écrit l’auteur sans sourire lui non plus, mais pour d’autres raisons, comme lorsqu’il ajoute que « l’apport de Kiefer à l’intelligence artistique de la Kabbale est tout simplement stupéfiant ».
Quoi qu’on pense du style de Saint-Chéron, il faut admettre qu’il est raccord avec celui de l’artiste, et qu’il ne ménage pas ses efforts pour faire partager son enthousiasme. Mot à prendre lui aussi en un sens littéral, car Kiefer est littéralement à ses yeux un élu, tandis qu’on soupçonne son thuriféraire de vouloir être élu quelque part tant son essai adopte résolument les accents d’un discours de réception. Saint-Chéron soutient ainsi, en s’inspirant du prolifique théologien Hans Urs von Balthasar, qu’« il est tout à fait évident que Kiefer est du petit nombre d’artistes auxquels “des fragments du véritable langage de Yahvé furent accordés” ».

Sans contester l’évidence, donc, la suite du paragraphe fournit tout de même matière à contestation. « À Barjac », poursuit en effet Saint-Chéron, en référence au vaste domaine qu’a acquis l’artiste dans le Gard afin de le transformer en œuvre d’art totale, « on ne pénètre pas sans une certaine angoisse dans la salle de plomb qu’il voulut construire, car je ne connais rien qui m’ait donné davantage l’impression de me trouver dans une chambre à gaz ». Si l’on comprend bien, Dieu ou Kiefer, puisque c’est égal – « échelle séphirotique, échelle kieférienne, peu importe ! », s’exclame son exégète –, n’a rien trouvé de mieux à faire de sa magnanerie gardoise que d’y aménager une simili chambre à gaz dont la photographie reproduite en suivant évoque furieusement une des toiles de l’artiste intitulées Athanor (celle de 1984 du musée d’art de Toledo, en l’occurrence), du nom du four des alchimistes, composition dont l’architecture qu’elle représente ressemble étrangement au « Temple d’honneur » (Ehrentempel) érigé en 1935 à Munich en l’honneur des « martyrs » nazis du putsch manqué de 1923.
Tout se passe par conséquent comme si Saint-Chéron pointait de temps à autre ce qu’il y a de franchement problématique dans la démarche de Kiefer sans apercevoir pour autant en quoi elle l’est. « Comment ne pas être attentif au fait que Kiefer n’emploie pas le mot “nazi” mais “Allemand” », suggère-t-il par exemple, « pour attester que l’horreur de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah fut accomplie avec le silence et donc la complicité de la majorité du peuple allemand, comme s’il endossait sa part de responsabilité ? Mais surtout, il s’approprie dans son art la culture juive à travers la Bible et la Kabbale. »
De fait, sous couleur d’hommage et sous couvert de commémoration, l’art de Kiefer se révèle être un art d’appropriation, pour ne pas dire d’occupation, au sens de ses toutes premières performances précisément intitulées Occupations (1969-1970), avec toute la polysémie qui sied à l’allemand Besetzungen, et l’ambivalence dont jouait alors l’artiste en se photographiant bras tendu dans l’uniforme de son père en divers lieux naturels. À cet égard, son art contient moins, en définitive, « la mémoire du monde » qu’il ne se l’annexe, quitte à tout mélanger. « Seul un artiste à l’âme ignée par la tragédie de la Shoah pouvait unir dans une œuvre de célébration deux âmes telles que celles d’Ingeborg Bachmann et de Paul Celan, alors même que la vie ne le leur permit pas », assure Saint-Chéron dans l’une de ses envolées les plus inspirées, à l’égal de celle-ci, construite à l’identique quoique forgée pour un autre registre : « C’est par la voie de l’érotisme et de l’aquarelle, au service de la quête inchoative du mystère féminin, que Kiefer aboutit à cette pulsation tellurique qui ouvre à l’extase par le principe de la Femme. »
Il faut dire que Kiefer lui-même a donné le ton de son propre panégyrique : « Je n’ai pas besoin d’être féministe, je suis femme », déclare-t-il, d’une façon certes mystérieuse, mais cependant moins sibylline que lorsqu’il soutient que, « dans une autre vie, j’ai dû être Hébreu davantage que juif ». « Hébreu »… lui le catholique allemand vouant un culte précoce à la Vierge Marie ; lui qui racheta le plomb enlevé à la cathédrale de Cologne pour le remployer dans ses propres créations, y compris ses chambres fortes, donc ; lui qui découvrit « la spiritualité du béton » en effectuant une retraite au couvent de La Tourette et celle du judaïsme à Jérusalem « en découvrant depuis une chambre d’hôtel du King David, le désert à ma droite et le mont des Oliviers à ma gauche », une chambre certainement située au dernier étage de ce céleste palace, sans quoi, même à ces hauteurs, les vieux remparts et les habitations nouvelles gêneraient quelque peu les visions susceptibles d’étreindre la clientèle.
On ne s’étonnera donc pas qu’à son contact Saint-Chéron se mette lui aussi à voir un peu double. De fait, on aimerait lui demander où sont les trois des « sept photographies de membres d’un Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau » qu’il mentionne, puisqu’on n’en connaît que quatre, qu’a récemment commentées Éric de Chassey dans un essai consacré à l’éternel rival de Kiefer qu’est Gerhard Richter (Donner à voir. Images de Birkenau, du Sonderkommando à Gerhard Richter, Gallimard, 2024), ou bien si l’on peut vraiment parler de Mark Rothko comme d’un « peintre déjudaïsé mais profondément mystique, d’origine russe » après les études que lui ont consacrées Annie Cohen-Solal (Mark Rothko, 2013, réédité en 2023 en Folio) et Youssef Ishaghpour (Rothko. Une absence d’image : lumière de la couleur, Canoë, 2023), qui soulignent l’une et l’autre le rapport complexe qu’entretenait le peintre d’origine lettone au judaïsme, sans rien dire non plus du « poncif d’Adorno » que Michaël de Saint-Chéron pourfend à chaque occasion qui se présente à lui ou qu’il suscite, et cela en dépit de la tentative du même Ishaghpour de démontrer que ce « poncif » n’en est pas un, tant s’en faut (Le poncif d’Adorno. Le poème après Auschwitz, Canoë, 2018).
Bref, tout à son idole, l’auteur ignore à peu près tous les signaux d’alerte, y compris ceux que lui adresse expressément l’un de ses proches. Dans une lettre que lui envoie Marcel Cohen début 2016, l’écrivain s’oppose en ces termes à son interlocuteur : « Non, on ne met pas Celan et Céline sur le même plan […]. Et je ne crois pas beaucoup non plus à la profondeur du Judaïsme vu par Kiefer, ni à sa réelle compréhension », écrit Cohen. « L’objet de ce livre est de tenter de répondre à ce jugement aussi sévère qu’injuste en montrant en quoi il l’est », répond Saint-Chéron, dont on se dit qu’à l’évidence il aurait sans doute mieux fait de suivre à la lettre le conseil avisé de l’auteur de Faits et de Détails.