Marcel Cohen, l’auteur de Faits (trois volumes depuis 2002) prélève dans les livres, dans les propos entendus, dans la rumeur du monde, la matière de ses ouvrages aussi prenants qu’inclassables. Après le magnifique Sur la scène intérieure (2013), où il évoquait sa famille disparue à travers quelques objets qu’il avait conservés d’eux, voici son Autoportrait en lecteur, publié pour la première fois en français alors qu’il existait en danois depuis 1997.
Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur. Éric Pesty, 145 p., 17 €
Depuis des années, un homme recopie des mots d’écrivains, des pensées de philosophes, des paroles de peintres, d’acteurs, d’anonymes même, qu’il « attrape » dans des livres, des correspondances, des journaux, à la radio ou à la TV, lors de rencontres encore, ou tout simplement sur un mur de Londonderry, en Irlande du Nord. On ne sait d’où lui vient ce goût pour une telle activité. Peut-être de sa lointaine enfance ? de plus loin encore ? Un jour, il décide de rassembler ces pensées, il les « classe », non pas en fonction d’une quelconque forme ou temporalité, mais plutôt en vertu d’un enchaînement d’événements, d’une « causalité » dont lui seul semble connaître le secret. Les mots des autres ainsi mis bout à bout deviennent bientôt un livre, son livre, alors même qu’il n’en a pas écrit une seule ligne… Ce pourrait être, résumée, une de ces historiettes délicatement rêveuses (et parfaitement vraies…) qu’affectionne Marcel Cohen et que l’on trouverait dans la série des Faits qu’il publia naguère chez Gallimard, ou encore dans Le grand paon-de-nuit, jadis chez le même éditeur.
Non… mais un peu oui. En fait, il s’agit d’Autoportrait en lecteur, un livre entièrement constitué de citations, qui fut d’abord édité en 1997 à Copenhague et qui était resté inédit en France. Il paraît dans une élégante version augmentée, que son éditeur, Éric Pesty, présente de la manière suivante : « Voici sans doute le seul livre de Marcel Cohen qu’il est recommandé de lire en commençant par le début. » Histoire, peut-être, de ne pas perdre le fil de… l’Histoire.
Un peu d’histoire, et de géographie, pour commencer. Pourquoi Autoportrait en lecteur a-t-il d’abord été publié en 1997 au Danemark, et en danois ?
Claude Royet-Journoud avait soufflé mon nom à un petit éditeur de Copenhague qui s’intéressait aux carnets d’écrivains et souhaitait en faire une suite de petits volumes. Personnellement, je ne note que des éléments bruts qui ne sont pas utilisables, mais je recopie aussi des citations. J’ai donc feuilleté mes carnets à leur recherche et le thème de l’autoportrait est apparu comme une évidence. Pour différentes raisons, ce livre est resté inédit en France. Claude Royet-Journoud, récemment, a signalé son existence à l’éditeur Éric Pesty. Qu’un jeune éditeur s’intéresse à ce livre, c’était l’occasion de l’augmenter et de le retravailler.
Comment se fabrique, se conçoit un tel livre-mosaïque ? Êtes-vous remonté loin dans vos lectures ?
J’utilise des carnets depuis longtemps et mon métier de journaliste m’a appris à découper aussi des articles dans la presse. Sur bien des sujets, je peux remonter assez loin. Ce n’est pas toujours un avantage. En tout cas pas lorsqu’on aborde, dans la conversation, certains sujets qui font polémique. Nos interlocuteurs veulent être crus sur parole. Ils ont tendance à se fâcher lorsqu’on propose de leur poster dès le lendemain matin une photocopie de ce qu’on avance, et avec des références précises. Avec le « copier-coller », la fabrication d’un tel livre n’est pas très difficile. Les citations se rangent tout naturellement par thèmes les unes sous les autres. Il arrive qu’elles fassent double emploi. Mais si je les ai relevées deux, voire trois fois et plus, chez des auteurs différents, et à des années d’intervalle, c’est, je suppose, parce qu’elles m’ont façonné à mon insu : comme tout le monde, je note chez les autres ce dont j’ai fini par me persuader sans en être conscient. Ces doublons ne sont donc pas inutiles : ils permettent au volume de s’intituler Autoportrait avec un peu plus de vraisemblance.
La mise en place des citations réserve d’autres surprises : l’imprégnation lente, faisant de nous ce que nous avons lu, explique qu’on puisse trouver, et presque mot pour mot, la même notation chez Léonard de Vinci et chez Francis Ponge par exemple ou, à propos de la paresse, chez Kafka et chez Levinas. Max Frisch et Gertrude Stein ont dit exactement la même chose sur le roman contemporain, et avec les mêmes mots. J’ai noté une réplique de Marlon Brando dans le film L’homme à la peau de serpent de Sidney Lumet à propos de prétendus oiseaux sans pattes qui ne se posent jamais. Bien des années plus tôt, cet oiseau mythique m’avait frappé dans un petit livre de poèmes de Picabia publié par GLM en 1947. Lumet a-t-il lu Picabia ? Ou Picabia a-t-il trouvé cet oiseau mythique ? En tout cas, Picabia et Marlon Brando voisinent tout naturellement dans l’Autoportrait.
Pour le reste, et d’une manière générale, je n’oublie pas ce que disait J.-B. Pontalis des personnes qui commencent leurs phrases par « Je pense que ». Pour lui, il est clair que l’on ne pense que très rarement. Et quand il y a un peu de pensée dans ce que nous disons, elle a beaucoup de chances de ne pas être de nous.
Apparaissent et réapparaissent des écrivains que l’on dirait fétiches, tels Maurice Blanchot, Franz Kafka, Marcel Proust, Edmond Jabès…
Les écrivains chez qui nous nous reconnaissons le plus équivalent à des rencontres. Et si nous les rencontrons c’est parce que, d’une manière ou d’une autre, nous sommes déjà proches d’eux. Les authentiques influences, me semble-t-il, sont les livres, bons ou mauvais, que nous avons lus très jeunes et que nous avons oubliés. Ils nous ont impressionnés comme un filet de lumière marque une plaque sensible. Le contraire semble tout aussi vrai : j’ai lu, très jeune, des auteurs auxquels je n’ai rien compris. Je les ai donc lus mais, vivants ou morts, je ne les ai jamais rencontrés.
Certains auteurs sont connus, d’autres moins. Je pense à Jean-Claude Montel et à la très belle et très profonde citation qui ouvre le chapitre I : « Et ma parole m’est volée dès lors que je la profère, pour la raison que par ma bouche, c’est le monde qui parle. Moi, je suis silence et immobilité, je suis déjà mort avant de naître, ou encore : je ne suis là que pour perpétuer une oppression dont je ne connais pas le nom (tant elle est vaste), pour la dire sans pouvoir jamais l’expliquer. Je ne suis pas au monde, je ne puis jamais être seul, jamais en repos. » Une telle citation ne dit-elle pas tout du rapport de la littérature au silence ? De votre rapport à la littérature, aussi ?
Oui, dans une grande mesure. Les livres s’écrivent et se lisent dans le silence. Les mots ne sont compréhensibles que parce qu’ils sont séparés par du silence. Les caractères d’imprimerie sont des signes abstraits. Ils marquent une distance considérable avec la parole qu’ils incarnent. C’est dans ce silence, dans ces blancs, dans cette distance, que nous naissons à nous-mêmes. Curieux de voir à quel point nous avons besoin de silence et d’abstraction, nous qui vivons parmi les images et dans le bruit.
Blanchot écrit dans L’espace littéraire (citation qui ne figure pas dans votre Autoportrait) qu’un « livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire : centre non pas fixe, mais qui se déplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition… centre toujours plus central, plus dérobé, plus incertain et plus impérieux ». Le cœur, le centre de votre livre c’est évidemment la destruction des Juifs d’Europe pour reprendre le titre du livre de Raul Hilberg. Et singulièrement l’humain qui se terre, et se montre, dans l’inhumain. On a l’impression, à vous lire, enfin plutôt à vous lire lisant les autres, que l’art, la littérature, sont et ne sont pas en mesure de parler de cette inhumanité-là ?
Ils peuvent évoquer les événements, bien entendu. Mais le plus loin est toujours le mieux parce que nous devons alors faire un effort. En réalité, art et littérature doivent trouver des corrélatifs pour aborder les réalités. Comment aborder de front ce qui n’est plus de l’ordre de la pensée tout en affectant le cœur même de notre civilisation ? C’est ce que dit de manière pathétique Jean Améry, cité dans Autoportrait. À Auschwitz, Améry rencontre un homme qui fut professeur de philosophie à la Sorbonne. Personne n’est plus qualifié que lui pour tenter de réfléchir à ce que vivent les deux hommes dans un tel lieu. Mais le professeur de philosophie ne répond aux questions d’Améry que par des monosyllabes. Il finit même par se taire tout à fait : il ne croit plus du tout que le « monde de l’esprit », pour reprendre l’expression d’Améry, puisse encore exprimer leur condition.
Graffiti sur un mur de Londonderry, Irlande du Nord : « Y a-t-il une vie avant la mort ? » Question : un mot sur un mur vaut-il un livre ?
Un livre est une construction logique avec un début, un milieu, une fin. Isolé, un mot devient insondable et donne le vertige. Dans un petit livre intitulé L’éveil, le poète Joseph Julien Guglielmi, qui vient de mourir, s’était contenté d’écrire le mot « aube », seul sur une page blanche. Guglielmi avait la réputation d’être un poète obscur. Cette réputation devait beaucoup à notre paresse d’esprit. Pour peu qu’on se laisse envahir par tout ce que peut évoquer le mot « aube », on pourrait même accuser Guglielmi d’être extrêmement bavard.
« On ne peut pas dicter un aphorisme à une dactylo. Cela prendrait trop de temps. » (Karl Kraus, cité par Georges Perros) Le chapitre V de votre Autoportrait en lecteur est plein de ces citations en forme de traits d’humour (Ivry Gitlis, Woody Allen, Franz Kafka encore). Le Witz comme seul et/ou ultime remède devant la barbarie, le mal ?
Oui. On racontait des histoires drôles à Varsovie, en 1943, alors que le ghetto était en passe d’être réduit en cendres. On prétend que l’humour juif est né avec le rire de Sarah, dans la Genèse, lorsque Dieu lui annonce qu’elle va enfanter. Sarah a alors quatre-vingt-quinze ans.
Finalement, cet Autoportrait en lecteur n’est pas très éloigné de vos autres livres, Faits, Le grand paon-de-nuit. Comme si vous étiez derrière chaque auteur, chaque citation, derrière toutes les petites histoires que vous racontez, ou plutôt que vous relatez (mettez en relation) : aussi absent que présent.
Absent et présent à la fois ? L’écrivain est embusqué derrière l’anonymat du caractère d’imprimerie, le papier, l’épaisseur de son livre, etc. C’est sa vocation profonde de rester absent, tout en cherchant à être le plus authentiquement présent. On pourrait même dire que c’est son absence qui le rend présent : le superflu (couleur des yeux, son de voix, mauvais caractère, façon de s’habiller, etc.), fort heureusement, ne nous gêne plus. Kafka va beaucoup plus loin : il prétend qu’on ne peut commencer à lire un écrivain que lorsque celui-ci est mort. Il s’est alors totalement effacé derrière son livre.
Propos recueillis par Roger-Yves Roche