Mark Rothko : la peinture fait corps avec elle-même

La Fondation Louis Vuitton présente les peintures de Mark Rothko en si grand nombre qu’on peut craindre que cette exposition ne les éteigne. Pourtant non, quelque chose de sa peinture résiste, qui a à voir avec la couleur et la lumière, et ce qu’elles ont d’imprésentable, justement.

Rétrospective consacrée à l’œuvre de Mark Rothko | Fondation Louis Vuitton, du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024.

8 avenue du Mahatma Gandhi, 16e arrondissement de Paris – Souvent, c’est d’un pas léger que l’on se rend dans les confins du bois de Boulogne. L’air y est doux et la lumière brune puisque le jour finit. L’avenue qui mène à la fondation Louis Vuitton peut bien sembler interminable, on se hâte tout de même en songeant à toutes les raisons d’y aller voir. C’est en revenant qu’à chaque fois tout change. Immanquablement, la pluie tombe, le sol s’emboue, la navette s’emplit de trop de passagers et de relents de tabac froid, les phares des voitures embouteillées blessent les yeux tout le temps d’un trajet de retour qui n’en finit pas de cahoter jusqu’à l’Étoile. C’est déjà l’hiver et, comme toujours, l’excursion laisse un souvenir sans rapport avec son but initial.

Mark Rothko  Louis Vuitton jusqu’au 2 avril 2024
No. 8 (1949), « Untitled » (Blue, Yellow, Green on Red) (1954), « No. 7 » (1951), « No. 11 » « No. 20 » (1949), « No. 21 (Untitled) » (1949) © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

On se souvient cette fois-ci de grandes plages colorées disposées dans de vastes salles aveugles, alors que toute la structure du bâtiment promettait la transparence, et qu’ainsi accrochées, un peu trop haut, en très grand nombre, la succession de ces toiles frisait la monotonie, si bien qu’à certains moments on pouvait craindre qu’on les eût disposées de la sorte à seule fin de les rendre simplement somptueuses ; ce qu’elles sont certes aussi, mais pas simplement. On se rappelle en effet la pensée qui s’est formée à peu près à mi-parcours de l’exposition consacrée depuis l’automne à l’œuvre de Mark Rothko : personne n’est véritablement prêt à regarder une telle peinture. Bien que l’idée s’explique aisément, elle se conçoit plus difficilement. Rothko, constate-t-on, a poussé la peinture jusqu’à la limite où elle se réalise, où elle devient réellement peinture, et cependant cette réalité-là, l’idée d’une réalité picturale, conserve quelque chose d’inconcevable, voire d’irregardable.

On en éprouve toute la difficulté lorsque de sa contemplation naît un sentiment de malaise à l’instant même où elle procure simultanément une sensation de plénitude. On se sent heureux que Rothko ait peint cela tout en pressentant qu’il devait être bien malheureux de peindre cela. De fait, on ne voit pas comment il est possible de vivre au contact de pareille peinture ni de continuer de peindre en sachant par avance que chaque nouvelle tentative vise à dépasser la précédente afin de réaliser une idée impliquant le dépassement même de sa réalisation. Apercevoir un tel horizon devait sans doute constituer un motif d’émerveillement continu. Mais le voir continument s’évanouir était certainement aussi source de tensions extrêmes pour un peintre qui ne pouvait guère espérer les maîtriser qu’en s’astreignant à l’ouvrage – émerveillé.

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Rothko a poussé la peinture jusqu’à la limite où elle se réalise, où elle devient réellement peinture, et cependant cette réalité-là, l’idée d’une réalité picturale, conserve quelque chose d’inconcevable, voire d’irregardable.

Dans ces conditions, parler de pure peinture est une tentation logique dont les termes, pourtant, se contredisent puisque cette pureté-là, Rothko y parvient sans renoncer à la matérialité de la peinture. Celle-ci expose même ses dessous, ses touches, ses effrangements, s’étendant jusqu’aux chants de la plupart de ses toiles. Mais il est vrai qu’en procédant ainsi, le peintre reverse intégralement la matérialité de sa peinture dans la couleur, et que celle-ci, au lieu de couvrir la toile, l’illumine, sa facture trahissant l’immatérialité de la lumière. En sens inverse (mais parler ainsi, c’est séparer ce que Rothko justement fusionne), l’élément lumineux se dégrade dans la matière colorée jusqu’à ce qu’il devienne indiscernable de l’élément chromatique qui le rend visible. C’est pour cela que sa peinture n’est pas non plus monochrome, car la lumière joue avec les couleurs qu’elle exténue sans les éteindre, comme les couleurs teignent la lumière qui demeurerait imperceptible si elle n’était ombrée par elles.

À en croire ceux qui fréquentèrent son atelier, Rothko était jaloux de sa technique, dans laquelle entraient liants anciens (la tempera) et modernes (l’acrylique) qu’il appliquait en couches successives sur une toile non préparée afin que les pigments y pénètrent d’abord pour pouvoir ensuite « monter » alternativement chaque étendue de couleur sans que la suivante dissimule tout à fait la précédente. Grâce à ce patient travail d’atténuation où ce qui se voit n’est toujours qu’entrevu, la lumière se prend dans ses reflets qui sont ceux de la couleur, et elle se réfléchit par eux aussi bien à la surface qu’au fond des peintures. 

Mark Rothko Louis Vuitton jusqu’au 2 avril 2024
No. 14, Mark Rothko, (1960) © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

Dans un bel essai (Rothko. Une absence d’image : lumière de la couleur, Farrago/Léo Scheer, 2003) qui aborde ce sujet avec toute la délicatesse nécessaire, Youssef Ishagpour assimile ce qu’on désigne techniquement comme des vélatures à des « voiles », la peinture de Rothko produisant selon lui mystère de voiler son dévoilement. À telle enseigne qu’en exagérant à peine, on soutiendrait presque que toute la peinture jusqu’à Rothko n’a fait qu’habiller la toile. C’est faux, bien entendu, et en partie injuste, si l’on songe, par exemple, aux zones jaspées qu’affectionnaient les peintres florentins ou aux moirés des vénitiens, ou même à la matérialité d’ombre du Caravage et à « sa technique de l’émergence », comme la qualifiait Françoise Bardon dans Caravage ou l’expérience de la matière (PUF, 1978), à condition d’admettre que la technique de Rothko submerge les formes qu’il fait émerger. 

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Personne n’est véritablement prêt à regarder une telle peinture.

En ce sens, avec lui, et peut-être pour la première fois, donc, la peinture fait en quelque sorte corps avec elle-même, et cela de manière d’autant plus frappante qu’elle s’incorpore à la toile précisément au moment où celle-ci chasse de sa surface toute figure corporelle, fût-elle abstraite, comme la chair peut l’être, ou bien même réduite à une ligne. Aussi la peinture de Rothko est-elle effectivement désincarnée quoiqu’elle palpite, son corps maigre, subtil, supportant mal l’intrusion sur son plan d’un corps autre, forcément gras en comparaison, et hostile, parce que la figure humaine rechigne à se laisser aplanir.

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On se méprendrait toutefois en déduisant de ces remarques que la peinture de Rothko est en quelque sorte sans appel. Il est vrai qu’on pourrait croire qu’une peinture aussi tautologique ne requiert qu’elle-même, d’autant qu’on a suggéré que personne n’était tout à fait prêt à la regarder. Peut-être les visiteurs que l’on surprend quelquefois les yeux fermés devant les peintures de Rothko font-ils d’ailleurs l’expérience de l’impression trop forte qu’elles provoquent en eux, comme si, l’œuvre étant tout entière tournée sur elle-même, il leur fallait revenir progressivement en eux-mêmes. Mais si l’on écarte l’hypothèse mystique, on peut gager que cette réaction comprend en réalité très exactement ce que la peinture de Rothko attend de celles et ceux qui la découvrent : qu’en sa présence propre, chacun prenne conscience de sa propre présence.

Mark Rothko Louis Vuitton jusqu’au 2 avril 2024
« Untitled » (1938-1939), « Portrait » (1939), « Street Scene » (1936-1937), « The Road » (1932-1933); « Movie Palace » (1934-1935), « Contemplation » (1937-1938), Mark Rothko © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

Or, si cette découverte se déroule sur un mode d’interpellation et de provocation aussi singulier que paradoxal, son principe trace entre l’œuvre et le spectateur une équivalence qui rend le lien ainsi tissé presque aussi obligeant qu’aliénant pour l’un comme pour l’autre. Plus sa peinture, en effet, s’absorbe en elle-même, plus elle s’approfondit sans recourir à l’illusion de la profondeur, mais en adhérant au contraire à son support, en faisant corps avec lui, plus elle tend à absorber en elle celui qui la regarde, en sorte qu’extérieurement lui aussi paraît absorbé en lui-même. On passerait en somme, dans le temps du regard, de l’examen de peinture à l’examen de conscience, selon un procès qu’avait décrit en ces termes Paul Ricœur à partir d’un autoportrait de Rembrandt.

Que, pour sa part, la peinture de Rothko soit dépourvue de « visage » n’interdit pas qu’elle envisage à son tour celui qui la rencontre et l’incite à se demander, ainsi dévisagé, ce qu’il voit, ce qu’il vit, à repenser à ce qu’il a vu et à ce qu’il a vécu, à évaluer ce qui reste d’insondable lorsque ne reste de la peinture qu’une toile découverte par la couleur, recouverte de lumière, et dont ne subsiste, au travers d’elle, que le souvenir d’une incandescence au début de la nuit et de la pluie, dans le froid et la boue blanche des allées parisiennes, au milieu du luxe qui se dit pourtant capable de tout faire oublier, jusqu’à la peinture qu’il expose.


On pourra lire autour de l’exposition : Youssef Ishaghpour, Rothko. Une absence d’image : lumière de la couleur, Canoë, 2023, ainsi que la réédition augmentée de la biographie que lui avait consacrée Annie Cohen-Solal en 2013 : Mark Rothko (Folio,2023).

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