Avec Sur toute la surface de la Terre, Bruno Remaury signe un roman qui défie le genre, à la fois récit-fresque et essai, et qui donne à penser les multitudes de configurations par lesquelles les humains ont envisagé la rencontre avec l’autre, des zoos humains à la mission civilisatrice de l’Europe.
Bruno Remaury n’en est pas à son coup d’essai ; sa production romanesque est rapprochée, frénétique même : entre 2019 et 2025, pas moins de cinq romans publiés chez José Corti. Le Monde horizontal (2019) annonce un style fait d’associations et de voix croisées, un entremêlement de perspectives humaines, une histoire du monde évoquée de manière « horizontale ». Suivent quatre récits qui s’articulent et se déplient en un polyptyque, tout en convergences et symétries : Rien pour demain, L’Ordre des choses, Le Pays des jouets, et enfin Sur toute la surface de la terre, qui joue avec de fréquentes variations d’échelles pour explorer le thème de l’altérité.
Sur toute la surface de la terre déploie une riche tapisserie de lieux, de visages, d’époques et d’événements, qui occupent la page pour ce qu’ils signifient, tels qu’ils sont, ou bien ce qu’ils évoquent en synecdoque. Aux événements, Remaury accorde la même attention qu’aux personnages ; il les égrène, les regarde pour leur particularité et pour la trame dans laquelle ils s’insèrent, mais sans forcer de liens chronologiques ou identitaires entre eux.
Si la juxtaposition de personnages et d’événements n’est pas couramment utilisée dans les textes de fiction, qui privilégient une certaine cohérence dans le développement d’une intrigue et de personnages, elle est plus souvent mobilisée dans le monde de l’art. On peut penser à l’accrochage des œuvres dans un musée ou une exposition, mise en scène qui doit justement penser la juxtaposition comme confrontation productive d’objets hétérogènes ou non, ou encore à la déambulation sans but dans un musée, au hasard des salles et des collections.
Remaury, qui a étudié les beaux-arts et dirigé l’Institut français de la mode, nous invite à une telle déambulation, qui ne délaisse pas les particularités des différentes époques, mais ne délaisse pas non plus en quoi ces particularités s’ancrent dans des aventures et des tragédies plus grandes. Entre le portrait intimiste d’Henri qui débarque en Indochine, et le grand tableau de l’arrivée des premiers colons anglais en Virginie, le texte évoque même la peinture explicitement : les Noces de Cana de Véronèse, et son extraordinaire juxtaposition de Vénitiens, Maures, Turcs, Juifs, Éthiopiens – tableau qui conduit le narrateur à une œuvre bien différente, le Barnum’s American Museum, exhibition vivante qui reprend à son compte les théories racialistes de l’époque pour proposer des freak shows à un public friand de bizarreries et de nouveautés en tout genre.

À quoi tient la différence entre la haine envers l’autre et l’étonnement admiratif devant l’altérité fabuleuse, la diversité infinie des êtres humains ? C’est là que la juxtaposition des histoires et des destinées individuelles devient opérante, presque didactique. Là qu’un jeune Chinois malade et débarqué de force en pays inconnu en 1800 peut être recueilli au Val-de-Grâce – puis scruté et examiné comme un animal exotique –, qu’un petit nouveau à l’école peut être soumis aux pires brimades et violences à cause de différences imperceptibles – une faiblesse présumée, une étrangeté indéfinissable, le fait d’être nouveau et désigné comme l’autre, pièce manquante d’un puzzle égaré.
D’autres juxtapositions permettent des variations dans la construction d’un même personnage. Ainsi, Balthazar, « âgé d’environ 20 ans […] grand et bien fait », vendu à un planteur en Jamaïque – Balthazar, « aux mains pleines de myrrhe » car il est aussi et surtout « jeune prince du Saba », personnage écartelé entre deux visions du monde et de lui-même, victime déshumanisée d’un trafic humain à grande échelle, et âme sublime digne d’une fresque épique. La paraphrase d’un traité de 1803 sur l’esclavage, qui cadre et règle les conditions et la logique de l’asservissement d’êtres humains, est ainsi entrelacé d’un discours direct libre en italique, les déclarations d’amour éternel de Balthazar et sa bien-aimée.
S’ébauchent ainsi les deux pôles extrêmes de la construction romanesque, du personnage de roman façon Bildungsroman (humain trop humain) à un objet déshumanisé, ou à une figure tout entière signifiante d’un affect pur.
Avec Henri, jeune colon en Indochine, nous retrouvons la perspective confuse, désorientée, paradoxale (tant pour les lecteurices que pour lui-même) d’un protagoniste de roman qui tente du mieux qu’il peut de trouver son compte dans un monde contraire, hostile ou exotique ; de confronter ses certitudes et ses valeurs à des renversements de paradigmes. On sent que ce personnage pourrait évoluer de diverses manières, au gré de son désir, de ses rencontres, et de la force de conviction qui lui est propre. Le roman laisse cette porte grande ouverte, et son visage se perd dans des évocations floues de vieilles photographies, et dans la distance grandissante du narrateur à son égard.
Au contraire, Eileen, la petite fille ordinaire qui forge ses propres catégories, se transforme inexorablement en une femme raciste, acariâtre, défigurée par la haine ; le texte déploie le triomphe absolu des déterminismes sociaux, qui donne nécessairement à ce personnage la profondeur nulle des personnages secondaires, ceux que E. M. Forster désigne comme des « flat characters », des personnages plats, mus par un seul objet, obnubilés par une seule préoccupation, au point que leur nom même pourrait aisément faire référence à une caractéristique particulière. En l’occurrence, Eileen est raciste, et on reconnaît son visage immédiatement : c’est celui de Becky, de Miss Ann, de Karen ; c’est celui des femmes blanches qui hurlent sur la petite Ruby Bridges, des femmes blanches qui envoient des petits garçons noirs se faire lyncher par leurs pères, leurs maris et leurs frères, des femmes blanches qui appellent la police lorsqu’elles voient un homme noir observer des oiseaux dans un parc ou des enfants noirs vendre de la limonade. Qu’un personnage de roman ne soit qu’une caricature n’est pas un défaut de la narration : à trop vouloir enfermer les autres dans des cages, on s’y barricade aussi à double tour, et s’enferrer dans un récit est précisément ce que le narrateur dénonce chez Eileen.
Le texte refuse d’être trop théorique, de mobiliser des références pointues pour parler des grands concepts d’altérité, de racisme, d’exploitation. Sans doute parce que nous comprenons tous et toutes de quoi il s’agit ; parce que nous comprenons que nous devons, à travers nos récits, nos imaginaires et nos vies, interroger ce qui déforme certains irréductibles autres en objets de peur, de répulsion ou de haine. À l’heure où les horreurs de l’histoire coloniale française sont effacées, minimisées et justifiées, le texte de Remaury est salutaire ; pour ce qu’il nous enseigne, mais surtout pour sa perspective englobante et pour ce qu’elle dit en filigrane des mécanismes de réification, de discrimination et d’exploitation d’êtres humains. Alors même que les personnages, à travers leur présence fugitive dans le récit, ne semblent pas percevoir qu’ils sont pris dans de grandes catastrophes humaines et dans des entreprises de destruction massive, le récit dézoome brusquement pour nous emporter ailleurs, dans une écriture qui semble fragmentée tout en tissant une toile continue et cohérente.