Des années 1970, nous conservons l’image d’une littérature française hermétique à force d’expérimentations « textuelles » et s’égarant dans les excès théoriques. Sans doute bien des œuvres de cette période intéressent-elles davantage les théoriciens du récit que les lecteurs. C’est sans compter sur la richesse d’une production un peu négligée par les histoires de la littérature et dont la voix pourtant porte encore aujourd’hui. Parmi ces ouvrages délaissés, Coco perdu de Louis Guilloux, paru en 1978 et aujourd’hui retrouvé, pour le plus grand bonheur des lecteurs… et des théoriciens du récit. De quoi satisfaire tout le monde.
Lorsqu’il fait paraître cet ultime récit, Louis Guilloux (1899-1980) est âgé de soixante-dix-neuf ans. Il a derrière lui une œuvre d’une incroyable richesse et d’une qualité remarquable. Commencée sous la bannière de la littérature prolétarienne avec La maison du peuple (1927), elle se poursuit avec ce roman phare qu’est Le sang noir (1932), qui mériterait la même postérité que ceux de Céline, Malraux ou Camus. En 1942, Guilloux obtient le Prix populiste pour Le pain des rêves. Tout en ne se départant jamais d’une forme de réalisme social sans trémolos, exerçant sa verve satirique aussi bien que sa sympathie à l’endroit de ses personnages, Guilloux n’a de cesse d’explorer les potentialités du genre romanesque. Il n’est qu’à lire Le jeu de patience (Prix Renaudot 1949), La confrontation (1968) ou OK Joe ! (1976) pour que nous apparaissent l’épaisseur du matériau historique et existentiel de son œuvre en même temps que son caractère expérimental.
Ce n’est donc pas pour rien que Coco perdu, au titre a priori enfantin, est sous-titré « Essai de voix ». On se demande d’ailleurs si le titre n’a pas été choisi pour contrebalancer l’aspect trop sérieux et théorique du sous-titre plutôt que l’inverse, tant Guilloux se défie d’une certaine conception de la littérature qui s’enfermerait dans un formalisme artificiel. Car, en dépit de l’attention portée au geste de l’écriture, jamais son œuvre ne transige avec la vérité des êtres. Sa façon de fouiller la condition humaine fait de Guilloux le plus grand de nos écrivains russes – place qui pourrait éventuellement lui être disputée par Panaït Istrati (écrivain roumain de langue française) et par Emmanuel Bove (dont le père était russe).
Coco perdu se présente donc comme le soliloque d’un homme plutôt âgé, Coco, qui « n’a pas beaucoup d’instruction » et qui vient d’accompagner sa femme, Fafa, au train pour Paris. Cela se passe un samedi matin, dans une petite ville de province, où se joue en miniature la comédie humaine. En miniature, car le récit est bref, les vies ordinaires, les personnages à première vue quelconques. Coco cherche à meubler sa solitude inopinée : il va acheter son tabac, cherche un restaurant où déjeuner, observe les gens, laisse trainer ses oreilles, participe quelquefois aux échanges, va au cinéma. Surtout, il attend le passage du facteur – mais c’est le week-end ! – car il a vu Fafa poster le matin même une lettre dont il se persuade qu’elle lui est destinée. Progressivement, le doute s’immisce en lui : et si Fafa était partie pour de bon avec son magot secret ? Dès lors, s’ajoute à l’ennui et à la solitude l’attente d’un événement dont rien ne garantit qu’il va advenir. C’est à partir de cette trame particulièrement ténue que Guilloux construit son récit : un monologue d’une centaine de pages qui n’a rien de monocorde et qui peu à peu donne à ce quotidien sans couleurs l’éclat d’un drame mi-sérieux mi-comique aux résonances universelles. « Qu’est-ce que je veux moi, moi, hein ? Voulez-vous me le dire ? Voilà des années que je vais, que je viens, qu’est-ce que je cherche, qu’est-ce que j’attends, qu’est-ce qu’il faut faire ? Mais faire ci ou ça, c’est toujours du pareil au même et ça compte pas, ça n’avance pas. On peut pas non plus ne rien faire. Alors ? » Quelque chose suit son cours, en somme… La dimension tragique du texte n’avait d’ailleurs pas échappé à François Nourissier qui voyait dans ce récit « un bavardage d’avant la mort ».

De fait, les personnages de Guilloux sont des parleurs impénitents. Est-ce pour meubler leur solitude ? Ils racontent, souvent de façon embrouillée, discourent sur tout et rien, ce rien qui constitue pourtant l’ordinaire de nos existences. Coco, d’abord, rebute un peu. Il y va de son cliché raciste : « Les Sidi ça joue facilement du couteau, surtout une fois bourrés. » On se dit alors que Coco, c’est le diminutif de « Jacot », nom dont se sert Guilloux pour désigner le « Français moyen » dans son récit. Puis les choses se compliquent : « Il avait pas tous les torts remarquez ». Sa voix nous attrape, ou plus exactement, comme l’écrit Annie Ernaux qui signe une préface inédite, « ce qui saisit d’emblée, c’est la langue ». Une langue à la fois proche et lointaine, populaire et qui, par sa verve, finit par forcer l’écoute. Une langue qui nous attache à elle, fraternellement. C’est que le monologue de Coco accorde une place essentielle à la parole des autres, que ce soit celle d’un gendarme, d’un simple d’esprit, d’un repris de justice, d’une serveuse, ou d’un homme à qui personne ne veut donner du travail car il est immigré. Ce qui fait de Coco perdu un récit de voix (au pluriel), un roman-parlant accueillant les murmures du monde. Ernaux invente pour l’occasion un lumineux néologisme : le récit soliloque moins qu’il ne « polyloque », écrit-elle. Après tout, Coco n’est-il pas le sobriquet dont on affuble traditionnellement les perroquets qui parlent avec les mots des autres ?
Faut-il alors prendre au sérieux la déclaration de Coco dans les premières pages du récit : « vous savez, moi, question politique, c’est fini fini depuis longtemps, oh là là ! » ? Il est vrai que Coco ne brille pas particulièrement par sa conscience politique. Il incarnerait même une forme de désengagement. Et pourtant. La langue de Coco, tissée d’autres voix que la sienne, ne se situe-t-elle pas, comme l’écrit encore Annie Ernaux, « dans l’aire sociale des dominés », renversant ainsi par une ultime ruse « la vision littéraire dominante » ?
Dans ce concert de voix, celle de Coco parfois semble se perdre. Qui pour écouter Coco ? Pour entendre sa détresse et son angoisse ? Au moment de la parution de son récit, Guilloux déclarait avoir voulu « dénoncer notre civilisation sans fraternité et sans âme ». Et la force du récit réside précisément dans la manière dont l’auteur nous attache à Coco et aux voix qu’il porte. Chaque personnage croisé porte en lui un roman. Chaque personnage est un « Coco perdu » en puissance, le centre possible d’un autre récit, si bien que la polyphonie apparaît alors comme la forme ultime du roman démocratique. Et le bavardage, comme la manifestation la plus ordinaire de l’angoisse existentielle : « Je me suis dit qu’on s’arrange toujours avec la mort, jamais avec la vie. Avec la vie, on discute. »