Passer son chemin

Périodiquement, on redécouvre quel prodigieux conteur a été Panaït Istrati. Mais c’est aussi son actualité qui nous frappe [1]. Méditerranée réunit Lever du soleil et Coucher du soleil, les deux derniers livres publiés en 1934 et 1935 par Istrati, et rarement réédités depuis [2]. On y retrouve avec plaisir les savoureuses et amères tribulations d’Adrien Zograffi, le double littéraire d’Istrati, « amant de la Méditerranée », d’une Méditerranée différente de celle qu’on associe au patrimoine de Rome, évoqué dans toutes ses dimensions classiques et modernes par Édith de la Héronnière. Une Méditerranée qu’Adrien parcourt en allant de la Roumanie à Alexandrie, du Caire à Beyrouth et Damas. Et « pourquoi – se demande-t-il à chacune de ses picaresques étapes – le cœur de l’homme est-il si dur devant le malheur d’autrui ? »


Panaït Istrati, Méditerranée. L’Échappée, 236 p., 19 €

Édith de la Héronnière, Fugue romaine. Desclée de Brouwer, 174 p., 17 €


À vingt-deux ans, en 1906, Adrien embarque à Constantza, le port sur la mer Noire, destination Alexandrie, pour fuir la vie morne de Braïla, la ville sur le Danube où Istrati lui-même est né d’un père contrebandier d’origine grecque, qu’il n’a pas connu, et d’une « immortelle paysanne roumaine » qu’il adore mais qui veut le voir s’établir, se marier, prendre un emploi. Adrien part donc, sans un sou, pour vivre une « féerie méditerranéenne » – par antiphrase – qui sera une sorte de roman d’éducation : le récit d’une vocation littéraire qui se réalisera à Paris. En Occident.

L’Orient offre certes de multiples rencontres, que favorise un extraordinaire jeu des langues : chacun en parle plusieurs, on mêle, selon les interlocuteurs et les circonstances, le grec, le turc, l’arabe, l’italien, etc. Utile quand il s’agit de mendier un petit travail ou quelque faveur. Adrien fréquente donc toute une humanité de crève-la‑faim et d’insolentes fripouilles, de « gueux faméliques » et d’attachants rêveurs : Moussa, le père juif parti de Roumanie à la recherche de sa fille Sarah ; Sarah elle-même, la prostituée d’Alexandrie, qui rêve de tenir un bar ; Solomon Klein, un entrepreneur du Liban qui fait profession de malhonnêteté ; Bianchi, le pianiste italien de Damas, un peu entremetteur ; l’ami et le mentor, Mikhaïl Kazansky, un aristocrate tuberculeux qui a révélé à Adrien la grande littérature du XIXe siècle et qu’il retrouve, au gré de pérégrinations incertaines, concierge d’hôtel en Roumanie et moine au mont Athos et dont la mort (volontaire) en mer décide le protagoniste, le bien nommé « Zograffi », à se rendre à Paris.

Istrati lui-même est né en 1884 à Braïla. Dans la morne steppe des Chardons du Baragan, quelque part en Valachie, est né un conteur des Mille et Une Nuits, un « fougueux vagabond » qui a d’abord recueilli anecdotes et figures d’une humanité grave et romanesque, dans les quartiers populaires et la campagne roumaine : tout un monde de paysans, de commerçants, d’artisans, de prostituées, de débardeurs, de voleurs, d’enfants malheureux, de « haïdoucs », ces bandits populaires, en perpétuelle révolte armée contre les représentants de l’ordre turc et grec. Un monde entre extrême pauvreté et immenses passions.

Panaït Istrati, Méditerranée

Panaït Istrati dessiné par Nina Arbore, en 1930

Mais c’est la Méditerranée scintillante qui attire ce « vagabond » apte à tous les métiers, polutropos comme Ulysse « aux mille tours ». Alexandrie, Damas, Stamboul sont les étapes d’un périple en Méditerranée dont il se fait le narrateur. Il séjourne aussi à Bucarest, alors la capitale intellectuelle des Balkans, où il acquiert une conscience politique et qu’il évoquera notamment dans Le bureau de placement. Il se tourne naturellement vers le socialisme à partir de 1905, mais prendra vite ses distances vis-à-vis des politiques de métier, car il reste un « chenapan », un réfractaire, un dissident par nature, un franc-tireur.

Après un premier et bref séjour décevant à Paris, c’est en Suisse, dans un sanatorium où il lutte déjà contre la tuberculose qui l’emportera, qu’il apprend le français en lisant les « classiques » et c’est là qu’en 1919 il découvre l’œuvre de Romain Rolland, avec passion. En août 1919, il écrit une lettre de quinze pages à celui qu’il considère comme le « guide spirituel de toute une génération ». Une lettre qui commence ainsi : « Un homme qui se meurt vous prie d’écouter sa confession ». Il a surtout, au-delà de la misère, de la maladie et de la solitude, le sentiment qu’il perd la « foi » en la justice. Cette poignante « confession », écrite peu de temps après la mort de sa mère, est adressée à Romain Rolland dans un hôtel en Suisse où l’écrivain n’a, en fait, passé que quelques nuits. Lettre restée donc, hélas ! sans réponse, Romain Rolland étant « parti sans laisser d’adresse ».

Déçu, désespéré, après avoir travaillé comme peintre en bâtiment à Paris (comme Adrien en Orient), il se retrouve à Nice en janvier 1921, où il vivote comme photographe indépendant sur la Promenade des Anglais, harcelé par la police, méprisé par les touristes ; désespéré, il tente de se trancher la gorge dans un jardin public. On trouve sur lui la lettre à Romain Rolland. Informé, ce dernier prend immédiatement contact avec ce clochard : « Vous avez eu la suprême douleur de perdre – comme moi en même temps que moi – une mère ». « Il faut que vous sentiez l’éternel qui est dans le présent, […] caché sous un amas de laideurs et de souffrances. […] La conscience de cette Âme cosmique […] donne un grand calme à la pensée ».

En mai 1922, Istrati s’installe dans la région parisienne pour écrire, encouragé par Rolland : « je n’attends pas de vous des lettres exaltées, j’attends de vous des œuvres. Nous sommes faits pour œuvrer ». À force de café et de cigarettes, Istrati rédige son premier livre, peut-être son meilleur, Kyra Kyralyna, les tribulations d’un frère et d’une sœur dans l’Orient ottoman, une sorte de Candide des Balkans.

Panaït Istrati, Méditerranée

« Vue depuis les jardins Farnèse » de Jean-Baptiste Corot (1826)

Le 12 décembre 1922, c’est par une lettre enthousiaste que Romain Rolland salue chez Istrati une véritable littérature du peuple, universelle et exotique : « Vous êtes né conteur, grand conteur d’Orient – et j’estime ce don au-dessus de tout autre en art. Aucun livre ne me charme peut-être autant que Les Mille et Une Nuits. Écrivez, si vous pouvez, Les Mille et Un Jours de votre vie et de vos rêves ! » Romain Rolland rédige une préface pour ces nouvelles « dignes des maîtres russes » et qui vont former les « récits d’Adrien Zograffi » : « Il est un conteur-né, un conteur d’Orient, qui s’enchante et s’émeut de ses propres récits, et si bien s’y laisse prendre qu’une fois l’histoire commencée, nul ne sait, ni lui-même, si elle durera un heure, ou bien mille et une nuits. »

Istrati a la joie de voir son livre publié aux éditions Rieder en 1923, après des extraits dans la revue Europe, qui vient de naître. Mais on sait que Rolland va se brouiller avec Istrati lorsque ce dernier, après un voyage en URSS, en 1927-1928, donnera un témoignage critique sur la réalité soviétique, Vers l’autre flamme. Il est vrai qu’Istrati, qui n’avait cessé de vivre dans la misère et la précarité, n’était pas homme à se laisser berner par les paradis socialistes. La brouille avec Rolland ne dura qu’un temps, mais fut profonde et donna lieu à une bouleversante correspondance.

Il faut placer très haut la littérature fraternelle de Panaït Istrati. Il est significatif qu’il ait écrit une préface pour le livre de George Orwell, Down and Under, de 1933 (traduit en français sous le titre La vache enragée). Il meurt en avril 1935. Ainsi s’est éteinte dans l’indifférence cette flamme fragile, un exemple de franc-tireur qui s’est refusé à l’embrigadement des « doctrinaires » tout en restant le chroniqueur indulgent des haïdoucs de Roumanie et des « vagabonds plus ou moins salauds qui pullulent dans la Méditerranée ».

À Rome aussi, c’est le trop-plein et la « grande bousculade »  : trop de vestiges et trop de ruines, trop d’églises et trop de saints, trop de références littéraires, trop de dieux antiques et souvent aujourd’hui, aux yeux des touristes, trop de touristes… C’est cet autre univers méditerranéen plus classique qu’ Édith de la Héronnière, après des ouvrages sur la Sicile et ses jardins, nous invite à retrouver. Mais après tout la Roumanie d’Istrati ne doit-elle pas son nom et sa langue à la Ville conquérante ? La colonne Trajane, nous rappelle Édith de la Héronnière, ne montre-t-elle pas la conquête de la Dacie ?

Panaït Istrati, Méditerranée

Trop de guides ? S’agit-il d’un guide de plus pour le Grand Tour à Rome ? Certes, ce livre élégant accompagnera utilement le voyageur qui voudra porter un autre regard, plus intime, sur la « Ville éternelle ». Mais il faut attendre la conclusion, presque le dernier jour à Rome – comme Goethe dans le Voyage en Italie – pour saisir au contraire le sentiment d’une absence, d’un vide, d’une perte qui donne sa vraie tonalité au livre. « Un manque fondamental rend plus précieuse toute présence. » L’auteure dit dans cette Fugue romaine un adieu à la terrasse d’un appartement de la via del Carallo, nous n’en saurons pas plus.

Chemin faisant, Édith de la Héronnière, à qui l’on doit un livre sur le pèlerinage de saint Jacques de Compostelle, n’en donne pas moins ses conseils pour se laisser séduire malgré tout par la Ville écrasante : goûter le chemin plus que le but, se méfier des pavés de basalte et des autobus, adopter le tempo romain, prêter attention à la flore des jardins et marcher, « car la marche seule donne accès à la Rome intérieure ». Elle fait découvrir une Rome peu connue qui privilégie les métamorphoses par rapport aux ruptures, qui s’est construite dans la continuité. Tout se mêle alors dans la réminiscence, la basilique souterraine où l’on a rendu un culte à Mithra et le Panthéon, le joyeux saint Philippe Néri, le fondateur de l’Oratoire, comme saint Alexis, heureux de vivre comme un mendiant ignoré de sa famille, sainte Barbe, qu’il faut invoquer en cas d’orage, et les épigrammes légères de Martial, les pèlerins âgés d’un Caravage, et Giordano Bruno brûlé pour hérésie au Campo de’ Fiori, les fresques méconnues de la basilique des Quatre-Saints-Couronnés et telle piazza du Trastevere. Mais avec toujours cette conviction : « une fois que les êtres s’en sont allés il est bon de quitter les lieux afin de ne pas altérer l’essence de la joie qu’on y a connue ». Il faut « passer son chemin », aurait dit Istrati.


  1. Voir la conférence de 1932 sur « Les arts et l’humanité d’aujourd’hui » sur la « Laideur » d’un monde dominé par l’argent, L’Échappée, 2018.
  2. Panaït Istrati, Œuvres, tomes 1, 2 et 3, Libretto. Préface de Linda Lê.

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